Le texte de Jean Paul Ehrismann sur « D’grien Schatt, L’ombre verte »

aquarelle coquelicot Ehrismann ombre verte
Bouquet de coquelicots et de camomille sauvage ©  aquarelle Jean Paul Ehrismann

Jean Paul Ehrismann, qui connait bien la nature et le monde, aime la peinture. Il est un aquarelliste hors pair. Il aime aussi l’écriture, il narre ses impressions, ses voyages, ses émotions, ses marches et ses exaltations en des textes poétiques.

Durant le confinement, il réjouit ses proches et ses amis par des textes qui, chaque matin, saluent le jour nouveau, en ouvrant une fenêtre bienfaisante sur un souvenir d’enfance ou d’adolescence, sur Seebach, sur l’Alsace rurale, sur le poète André Weckmann, sur l’artiste-peinte René Kuder, sur la beauté d’un bouquet champêtre et bien d’autres thèmes.

Quelle ne fut ma surprise de voir que mon livre « D’grien Schatt, L’ombre verte » (ID l’Édition) constituait le thème d’un des articles de son site Les rives du quotidien.

Il l’a illustré en plaçant ma photo dans un bouquet de coquelicot et de camomille sauvage. Je ne pouvais rêver meilleur écrin.

Voici son texte.

Dès le plus jeune âge la fréquentation des prairies, des champs, du chemin creux de ma maison natale, paradis remplis d’arbres, de chevaliers et de fantômes, mais aussi d’herbes folles, de chants du vent, comme d’oiseaux, de saveurs et de senteurs, m’a donné le sentiment d’appartenance à la nature. 

Aussi quand j’ai suivi le parcours que Simone Morgenthaler nous propose dans son dernier opus : d’grien Schatt – L’ombre verte – ID l’Edition,  je ne me suis senti nullement dépaysé de découvrir sous la neige les Schneegleckle (perce-neige), de faire un bouquet de Vejelettle (violettes) augmenté de quelques  Gänsebliemle(pâquerettes)  pour ma grand-mère, de m’émerveiller de l’apparition de celles qui symbolisent le printemps, les Himmelschlissle, (Schlisselbliemle à Seebach – primevères), de cueillir les Maigleckle (muguets), d’être bouche bée devant un champ de blé où les Pflapperrose (Pflàtschblume à Seebach – coquelicots) se croient dans un tableau de Monet, de découvrir lors de mes flâneries le Vejelekrüt (mouron des oiseaux – drôle de nom) et d’aller cueillir au potager un petit brin d’Immelekrüt (serpolet).

Au passage les sonorités typique du Dangle, battre une faux pour l’affuter, emplissent l’air. L’air est si bon en juin, les soirées invitent à faire quelques pas sous les étoiles. La surprise vient  de la magie de l’instant où de minuscules étoiles semblent s’être détachées du firmament. Ce sont le Khànndisvejele (les lucioles). Un peu plus tard, quand l’année est déjà sur la pente descendante, vient le moment de l’Umt (le regain). Et là je laisse la parole à Simone Morgenthaler :

Et voilà que le mot Ùmt, regain, s’installe dans mon esprit. Cette herbe coupée une deuxième fois à la fin de l’été diffuse un parfum unique que j’aimerais mettre en flacon. Cette fauche est moins volumineuse que celle de juin. L’herbe est d’une belle qualité, elle contient les fleurs des champs séchées. Les andains seront tournés dans l’après-midi et le soleil qui les assèche exhale leurs senteurs harmonieuses. Ces brins d’herbe, ces pétales agglutinés, composent la part douce du monde. En ces poignées de regain que j’explore de mes doigts, je devine le geste ancestral du paysan, je devine le mufle humide, rosé, piqueté de poils rares, durs et blancs, des bovins qui saisiront les brindilles de leur langue rugueuse. Je voudrais ne me concentrer que sur cette parcelle de regain. J’y sens pulser la vie et ce dont mon être a besoin…

Allez hop, un petit verre de Nusseschnàps (alcool de noix) pour aider à les dire mais aussi à les entendre, les vérités longtemps tues sur notre langue, unseri Sproch.

Les mots de ma langue se réduisent aussi. Lentement ou vite ? Je ne sais plus. Je me suis investie pendant plus de quarante dans sa défense dans les médias. J’ai aimé faire connaître cette terre, ses gens, les valoriser, transmettre leurs traits, leurs valeurs, leurs passions. ..

…Pourtant, en 1945, il fut décidé que l’on réglerait les problèmes de cette terre blessée, éprouvée, redevenue française, en gommant ses aspérités alémaniques. Ne plus parler la langue alsacienne : voilà qui sera salvateur. L’âme alsacienne redeviendra sereine une fois lavée de ces trames tissées par près de 13 siècles d’immersion alémanique. Fallait-il des esprits obscurs pour interdire une langue, pour punir ceux qui la parlaient à l’école,…

Dès lors que l’alsacien fut proscrit des écoles, la francisation était en marche. Le génocide linguistique s’est opéré en douceur, avec des méthodes peu amènes. La langue fut dévitalisée, comme une dent dont on détruit la racine. Les enfants cessèrent de la parler. Les parents hésitaient : fallait-il encore la parler ? Entre adultes oui, le plaisir était trop grand de se lover dans ces mots infiniment doux ou extrêmement rudes qui relient au cordon ombilical. Mais avec les enfants, il valait mieux parler en français. Ils seront ainsi libérés, une bonne fois pour toutes, du complexe qui taraude les Alsaciens…

…Dans tous les mouvements tectoniques que les gouvernements de France et d’Allemagne ont infligés à l’Histoire de ma région, une seule tangente restait constante, comme un éperon planté dans le vent ou la terre. Notre trait d’union fut notre langue, l’alsacienne, qui n’est ni l’allemande, ni la suisse, ni l’autrichienne, ni la bavaroise. Notre langue tambourine en nos neurones, en nos cordes vocales. Elle délie sous notre épiderme son sillage invisible, elle infuse notre âme de douceur, de douleur, d’humour et de bienveillance. Elle la saupoudre d’une poussière d’étoiles.

Difficile d’arracher une langue à une terre qui a fait partie pendant 844 ans du Saint Empire Germanique Romain,…

…La République, corsetée dans son jacobinisme, est convaincue que le mieux est de nous arracher les strates alémaniques qui forment notre essentiel. Ce jacobinisme qui ne dit pas son nom, qui œuvre en profondeur, hypocritement, mielleusement, est la colonne vertébrale de la France. Il est aussi son frein…

 Il faudrait que la République comprenne qu’aimer ses racines, même si elles sont alémaniques, ne représente pas un danger pour elle.

Et voilà un paragraphe que j’ai reçu comme un coup de poing. A trois quart de siècles d’existence  me voilà découvrant une vérité, une évidence que je n’ai jamais entendu énoncée de la sorte : die Verelsässerung,l’alsacianisation.

 …dans les Dolomites, une région autonome d’Italie nom­mée Trentin-Haut-Adige, qui correspond au Tyrol du Sud, une partie de la population continue à parler l’allemand, comme avant 1919, lorsqu’elle faisait partie intégrante de l’Autriche.

Ces Italiens de langue germanophone se battent contre l’appauvrissement de leur culture, contre ce phénomène pour lequel ils ont inventé le mot « Verelsässerung », ce qui signifie alsacianisation. La population germanophone de cette région italienne a aussi inventé le verbe « verelsässern » qui, pour les Tyroliens du Sud, signifie transformer un peuple, en en altérant profondément ses mœurs, sa langue et son histoire. Le transitif « sich verelsässern », s’alsacianiser, y signifie « se méprendre », « s’obstiner dans l’erreur ». Au sens figuré et familier, le verbe signifie « se détériorer fortement », « partir en vrille». Pour un Tyrolien du Sud, la Verelsässerung, l’alsacianisation, serait la pire des options. Il est bouleversant de savoir que des êtres ont choisi le mot Elsass pour en faire ces deux termes désignant ce qu’ils veulent éviter à tout prix ! Étonnant que ces mots se soient créés naturellement à six cents kilomètres de ma terre, et qu’ils soient utilisés si naturellement dans leur bouche, comme une évidence. C’est instructif de connaître le regard que d’autres minorités portent sur notre région,…

Ce serait un malentendu de penser que le livre se résume au débat d’une langue  asphyxiée par un Etat jacobin. A la faveur de l’arrachement qu’a constitué la mort d’un noyer, compagnon familier pour son ombre et ses noix, deux fois centenaire, victime de la mouche de la noix (Rhagoletis completa), Simone s’est sentie poussée à la confidence, à exprimer sans ambages son amour de la nature, à se remémorer des épisodes de ses vertes années à Haegen, à faire une déclaration d’amour à sa langue, à la musique de ses mots,  pour terminer par les mots qui sonnent comme un hymne à la vie :

L’hiver suivant, nous glissons les bûches de l’arbre dans le poêle en faïence. En les tenant, je suis à chaque fois impressionnée par leur force. D’Schitter Holz bliewe làwandig, les bûches restent vivantes, maintenant comme avant, lorsqu’elles étaient encore arbre. J’ai ra­rement senti une telle présence au monde en tenant du bois. À leur contact, il me semble toucher mes racines, avec une sensibilité plus aiguisée de mes doigts.

Les saisons se suivent. Il ne reste plus trace de l’arbre dans le monde. Ses racines sont présentes, invisibles, sous mes pas, sous ma peau. L’arbre vit en moi. Comme mes aimés disparus, il s’est logé en moi. Je peux le rappeler à la vie lorsque cela me chante. Je lui fais par­fois, en silence, une déclaration. S’ensuit une percussion intérieure unique. Je la nomme caresse du géant.

Le livre « D’grien Schatt, L’ombre verte » est disponible dans les librairies et sur la boutique de l’éditeur sous ce lien

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