« Tenir deux ans à New York dans la restauration relève de l’exploit », a-t’on dit à Jean-Yves Schillinger à son arrivée en 1997. Devenu brutalement orphelin de père, il y a redémarré une vie à zéro, et a réussi, dans l’anonymat de cette mégapole électrique, à se faire un nom. Depuis son départ de Colmar, quatre ans plus tôt, il rêvait de rouvrir une affaire dans la ville qui l’a vu naître. Ce fut chose faite au printemps 2002. C’était une juste revanche après les douleurs subies.
Au petit matin du 27 décembre 1995, il perdait dans un incendie ce qui charpentait sa vie : son père, emblématique et aimé, et le restaurant « Schillinger », institution et fleuron de la gastronomie alsacienne.
Enquête policière, sa région qui lui tourne le dos, attente insupportable. N’y tenant plus, Jean-Yves s’envole pour New York avec sa femme Kathia en avril 1997 et il ouvre trois mois plus tard, à Manhattan, le restaurant « Destinée ».
Les New Yorkais ont vite adhéré à cet endroit cossu, style bistrot à la française où Jean-Yves pratiquait une cuisine inventive et riche en goût. Formé chez Boyer, chez Robuchon et à la rude école de son père Jean, Jean-Yves connaît la musique des partitions culinaires. Très jeune déjà, il dirigeait la cuisine du restaurant familial lorsque son père voyageait à travers le monde comme président des Maîtres Cuisiniers de France.
En octobre 1998, faute de preuves, un non-lieu est prononcé dans « l’affaire Schillinger ». En janvier 1999, rebondissement : les trois auteurs présumés sont arrêtés. Ce sont des fils issus de bonnes familles colmariennes qui voulaient s’attaquer à un «symbole de la bourgeoisie».
J’étais restée en contact avec Jean-Yves durant ses années new-yorkaises. Plus d’une fois je lui ai rendu visite au Restaurant « Destinée » et à son autre restaurant « L’Actuel ». « Je vous accorderai la primeur de l‘information de mon retour à Colmar », me disait-il. Et il a tenu promesse. Il m’appela au début de l’année 2001. « Je reviens en Alsace. Vous pouvez l’annoncer ». Je me suis rendue à New York pour l’interviewer. A 38 ans, il savourait les fruits de sa rage de vaincre. « Je suis jeune, j’ai encore tout à prouver. » Taquin à souhait -ce que les Américains apprécient- il manie l’humour avec joyeuseté et renvoie l’image d’un battant bien dans sa peau.
L’interview a paru dans les DNA du 7 avril 2001. La photo que j’ai prise de lui et de sa fille Camille fit la Une de l’édition de Colmar.
– Le retour à Colmar, un rêve ?
– C’était un rêve dès le départ. J’ai toujours dit qu’un jour je rentrerai en Alsace. C’ est très bien parti maintenant. Le restaurant sera une création. Je veux créer un style de restaurant sympathique, où l’on mange bien, un lieu très chaleureux qui mélange les générations et où les gens ont envie de revenir.
– Et la cuisine que vous y ferez ?
– Je ferai de la cuisine traditionnelle mais surtout une cuisine du monde, une cuisine très innovatrice , inspirée de ce que je fais ici à New York, donc une cuisine dont le niveau est assez élevé mais qui ne soit pas trop chère. Une moyenne de couvert de 250 à 300 francs maximum. Je voudrais véhiculer l’image du meilleur rapport qualité-prix. J’ aime qu’une cuisine soit pleine de surprises. Je pense qu’il ne faut pas trop révéler. Je veux que ceux qui viennent chez moi puissent se laisser surprendre. 20 personnes y seront employés. le lieu sera ouvert 7 jour sur 7. Soixante personnes pourront y manger. Il y aura aussi un «lounge», donc un coin bar avec de beaux fauteuils comme ici au restaurant «Actuel». Je servirai d’ailleurs aussi, comme ici, des «tapas», ces entrées multiples façon hispanique. Je veux une ambiance conviviale où l’on pourra aussi bien cotoyer le maire de Colmar que l’ouvrier du coin.Ce qui m’importe c’est que les gens soient à l’aise. Je veux que ce soit un endroit différent des autres, ouvert tard le soir, jusqu’à 10h30, ce qui est tard pour Colmar où généralement après 21 heures, plus rien n’est ouvert.
– Il sera situé dans quel quartier ?
– Laissez-moi encore quelques jours avant d’officialiser son adresse, le temps de procéder à toutes les signatures.
– Vous avez procédé comme en Amérique, vous êtes associé à un financier…
– Oui. En France, on passe plutôt par les banques. Ce n’est pas mon cas. J’ai réussi à faire marcher mes affaires de cette façon aux Etats-Unis et je pense que ça marchera de la même façon en France. Ce que je peux amener à Colmar de l’esprit américain peut être bénéfique. En Amérique on fait une cuisine légère, bonne, inventive.
– Vous avez quitté l’Alsace dépité. En voulez-vous aux Alsaciens ?
– Non, pas du tout. Je voudrais souligner que le maire de Colmar avait tenté son possible pour que je reste. La vie en a décidé autrement. Je suis parti avec rien. Je suis arrivé ici en avril 1997, j’ai ouvert le « Destinée » le 24 juin. Il a fallu que Kathia et moi tenions trois mois à New York sans argent. Je ne veux pas dire que personne ne m’a aidé. Je constate simplement qu’on est vite oublié. Et surtout, j’étais le fils de papa, j’étais le fils de quelqu’un. Le fait de venir à New York, de m’exprimer à ma façon , de prouver ce que je savais faire, sans Papa à mes côtés, cela a débloqué les choses.
– Ces épreuves vous ont donné une maturité.
– Tout à fait. Le malheur qui m’est arrivé m’a aussi apporté du bien.
– C’est vous qui faisiez la carte dans le restaurant familial. Vous assumiez des responsabilités que le public oubliait ou feignait d’oublier.
– Pendant dix ans je m’occupais à 100 % de la cuisine dans notre restaurant colmarien, mais Papa passait avant moi. C’est tout à fait normal. J’ai un respect de l’âge. C’est vrai que ce n’était pas facile d’être dans son ombre. Mais, honnêtement, ça ne m’a jamais posé de problèmes. Je n’ai jamais éprouvé de jalousie à son égard. Nous avions des frictions dues à des problèmes de générations. Papa avait un caractère très fort. Nos frictions ne se faisaient jamais méchamment. C‘était toujours dans le bon sens, pour avancer.
– D’ailleurs une de ces frictions fut salutaire. En 1987, vous avez claqué la porte pour venir un an à New York, vous familiariser avec la langue, l’atmosphère…
– Et rencontrer Jean-Jacques Rachou de «la Côte basque », un restaurant new-yorkais. Je le considère comme mon second père. C’est lui qui m’a aidé après l’accident à refaire surface à New York. Il m ‘a aidé à m’installer au « Destinée ». Il m’a offert le fonds de commerce. Il m’a avancé 130 000 dollars que j’ai remboursés en huit mois. Il m’a fait connaître son maître d’hôtel Christophe Lhopitault qui est devenu mon partenaire. Nous nous entendons très bien.
– Vous êtes sorti du tunnel, vous paraissez serein, apaisé.
– Ça ne servirait à rien de se lamenter toute la journée. La mort de mon père m’a beaucoup affecté. Il est mort à 5h05. Les pompiers sont arrivés à 5h07. A deux minutes près, il serait resté en vie. Il ne serait pas mort s’il n’ était remonté à l’ étage pour sauver des biens matériels. J’y pense souvent. Mais, soit on avance ou on recule. On n’a pas le choix. J’ai une famille. J’ai ma fille de 17 mois, j’ai ma femme. Il faut avancer, se dire, tant pis, c’est la vie, c’est le destin. Et rien n’est gratuit, surtout pas à New York.
– Vous aimez souligner que la vie en Amérique n’est pas facile.
– Je travaille du matin au soir, 17 heures par jour, six jours sur sept minimum. Il n’y a pas de coupure l’après-midi. Le rythme est soutenu. La pression financière est importante, il y a beaucoup d’argent en jeu tous les jours. Il y a 55000 restaurants ici, souvent de très bon niveau. Le gâteau se rétrécit tous les jours. Il faut être meilleur que les autres, il faut se battre tous les jours.
– On est loin de l’image surfaite que l’on avait de vous en Alsace : de fils à papa qui se la joue en voiture de sport. C’est une légende que vous vous étiez créée ?
– Non, je crois que ce sont les gens qui l’ont créée. C’est vrai que j’ai toujours aimé les belles voitures. Mais je ne suis pas un fils à papa car, toutes les voitures, je me les suis toujours payées. Mon père ne m’a jamais donné d’argent. D’ailleurs, je ne l’aurais pas accepté, parce que j’ai ma fierté. Tout le monde sait que mon père était très dur avec moi, sévère, exigeant. Il avait raison. Ça forme le caractère. C‘est peut-être pour ça que j’ai réussi. Il faut être combattant, vif tous les jours, exigeant avec soi-même et les autres.
– Ce jour, à 16h25, on peut dire que vous êtes un homme heureux ?
– Oui. Je suis un mari heureux, un père heureux. J’ai un pied en Amérique et je vais revenir en Alsace. Tout va pour le mieux.
Arrive Kathia avec la petite Camille. Jean-Yves la prend dans ses bras : « Elle ressemble à mon père, tout le monde le dit. Vous ne trouvez pas ? »
Propos recueillis à New York en avril 2001.
Camille, 16 ans en octobre 2015, a hérité de ses parents la passion pour la restauration. Son objectif est de faire l’école hôtelière de Lausanne. Kathia et Jean-Yves mènent en harmonie le restaurant « JY’S » situé dans un endroit idyllique de Colmar, dans le quartier de la Petite Venise. Jean-Yves est toujours porté par la passion : celle de vivre, de vaincre, d’avancer en restant inventif, rigoureux et techniquement irréprochable.