Quand Ali venait à pied au village vendre ses tapis

Il me vient le souvenir de cet été chaud des années 1960 où entra pour la première fois dans mon petit village alsacien le marchand de tapis marocain. La nouvelle était arrivée par un enfant qui habitait au début du village, après la Judegass, la rue des Juifs, celle où se trouvait autrefois la synagogue.

Illustration : Lul

Je courus pour découvrir la silhouette altière de « l’étranger », le calot qui chapeautait sa tête aux cheveux frisés, sa longue tunique, les sandales à ses pieds qu’il faisait avancer lentement, gracieusement, avec cette masse de tapis chargée sur les épaules et qui donnait à son corps un mouvement chaloupé.

Ali était venu en France pour soutenir l’effort de guerre français. Le Maroc avait payé un lourd tribut à la guerre européenne : plus de 25 000 hommes étaient tombés pour la libération de la France. J’avais du mal à comprendre cette réalité, d’autant qu’en ces années 60 une autre guerre, celle d’Algérie, n’était pas terminée et qu’elle avait secoué le village par le départ de jeunes soldats.

Je n’oublierai jamais le beau et doux visage de cette homme, sa peau couleur caramel, sa fine moustache et son regard bienveillant. On ne détectait pas une once d’agressivité dans son regard, seulement de la bonté et la reconnaissance d’être là, avec nous, par un jour d’été lumineux à montrer ses tapis avec l’espoir que nous les achèterions.

Il sonnait à chaque maison. Timide et discret, il dénouait la ficelle qui entourait chacun de ses tapis et les déroula, là, devant nos yeux ébahis de voir tant de couleurs investir nos lieux. Maman acheta deux descentes de lits qui ont servi durant des décennies.

Elle proposa ensuite un verre à boire. Elle avait cet instinct d’hospitalité ancrée en elle, elle l’avait sans doute hérité de sa maman, ma Mamama, Marie-Barbe, que j’entends encore répéter cette phrase essentielle : Mìr sìn àlli Brieder von Àdàm her, ce qui signifie nous sommes tous frères, et ce depuis Adam.

Nous ne questionnions pas Ali sur les souffrances qu’il avait vécues et qu’il vivait encore. Connaissait-il les nôtres, celles de l’Alsace, sa terre d’accueil, qui pansait ses plaies en silence ?

Les douleurs les plus profondes sont tues. Elles se terrent en nous, silencieuses. Quarante mille incorporés de force dans la Wehrmacht n’étaient pas rentrés du front, pour la plupart tués dans la fleur de l’âge, laissant des coeurs chavirés et des villages orphelins de familles qui ne verraient jamais le jour.

Maman proposa à l’homme un verre de vin de pomme nommé Àpfelwin, fabriqué par mon père. Ali déclina l’offre en ajoutant : « De l’eau, c’est bien ».
Vous ne buvez pas de bière non plus ?, a demandé Maman. Non, sa religion ne le lui permettait pas, nous fit-il comprendre. « Respect » a dit Maman qui appréciait que tout homme soit respectueux de sa religion, de son prochain et de la vie.

Au village, au cours des années suivantes, c’était toujours un jour de déroute exaltante lorsque venait le marchand de tapis. Nous l’accueillions comme un des nôtres. Je n’ai deviné chez aucun villageois un quelconque sentiment de racisme. Je ne connaissais pas ce mot et me demande aujourd’hui encore qui au village aurait pu le connaitre ou le prononcer.

Je repense souvent à cet homme. Son visage m’est resté proche et familier malgré les années qui ont filé. Est-il encore en vie ? Il serait alors presque centenaire.

J’espère qu’il a su transmettre à ses enfants son respect de la vie et son amour du prochain. Je n’aimerais pas savoir qu’un de ses proches, un petit-fils ou un petit-neveu est devenu terroriste djihadiste pour « plaire à Dieu », pour venger un grand-père ou un grand oncle qui n’aspirait qu’à la paix, pour faire expier aux mécréants de l’Occident des crimes qu’ils n’ont pas commis.

La belle âme d’Ali serait salie par ces atrocités. Et cet homme, avec son regard bienveillant, méritait le meilleur.

En ces temps troubles où trop souvent la barbarie sème l’effroi, je pense à lui et je lui adresse cette phrase :

Où que vous soyez, Ali,

aidez-nous à continuer à aimer la différence

et à rester dans l’amour de notre prochain.

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