Le temps partagé avec Paul Bocuse à New York

C’était en avril 2002. Un ballet de toques blanches se jouait à New York.

Paul Bocuse, Marc Haeberlin, Alain Ducasse et Juan Mari Arzak cuisinaient en chœur. Cela se passait face à Central Park, dans les cuisines de l’hôtel The Pierre. J’ai eu la chance d’être logée dans le même hôtel que Paul Bocuse. J’ai ainsi pu partager les petits déjeuners avec lui. Ce pape de la gastronomie, qui est à l’origine de la médiatisation du métier de chef, qui a fait sortir les chefs de la cuisine pour les mettre en lumière, me racontait que Jacques Martin y avait grandement contribué. L’animateur télé l’invitait parfois à L’École des fans pour des émissions spéciales au cours desquelles les enfants devaient démonter leur savoir-faire en cuisine, en présence de Paul Bocuse. La popularité immense de cette émission eut des retombées pour lui. Ce chef au franc-parler me narra aussi son goût et son intransigeance pour les asperges : il les voulait cuites au dernier moment et se fâchait si un employé essayait de lui servir des asperges réchauffées.

J’étais aussi assise à la table de Paul Bocuse lors du gala culinaire new-yorkais. Ce gala était orchestré par Pierre Schaedelin d’Obersaasheim, un chef très aimé à New York, qui ensuite s’associa à la célèbre Martha Stewart avant de créer son entreprise de traiteur de luxe Tailor Events.

Avec Paul Bocuse en avril 2002 lors de la soirée en faveur de l’American Liver Foundation à l’hôtel The Pierre à New York © Simone Morgenthaler

Pierre Schaedelin était alors -à 33 ans- le chef exécutif du «Cirque 2000, un des restaurants les plus en vogue à New York, propriété de l’Italien Sirio Maccioni, qui était le président honoraire de l’American Liver Foundation. Cette fondation organisatrice de la soirée milite pour le don d’ organes et fait avancer la recherche dans les maladies du foie. L’événement portait le nom « the Flavors of New York » (les saveurs de New York). Il s’agissait de réunir des fonds pour permettre plus de transplantations.

Prix du repas : 750 dollars par personne. Cinq cent personnes avaient répondu à l’appel. Les chefs ne s’ étaient pas attendus à un tel nombre mais, rodés à de tels exercices de style, ils se sont adaptés avec joyeuseté. Pierre Schaedelin, qui avait pour mission de coordonner la soirée, a fait ses classes chez Patrick Fulgraff à Colmar, puis à L’Auberge de l’Ill à Illhaeusern, avant de rejoindre Alain Ducasse au Louis XV à Monaco. Il était entré au restaurant new-yorkais Cirque 2000 trois ans plus tôt où il dirigeait la cuisine de 75 personnes.

À l’hôtel The Pierre lors de la soirée de l’American Liver Foundation en avril 2002, de gauche à droite : Franz Klampfer (chef de l’hôtel The Pierre, New York), Pierre Schaedelin, (alors chef du Cirque 2000 à New York), Eric Reithler (cuisinier consultant culinaire de Paul Bocuse), Jose Luis (restaurateur à Washington), Juan Mari Arzak (patron du Restaurant Arzak à San Sebastian, Espagne), Paul Bocuse (restaurant Paul Bocuse à Collonges-au-Mont-d’Or), Didier Picquot (General manager de l’hôtel The Pierre), Marc Haeberlin (Auberge de l’Ill, Illhaeusern) et Alain Sailhac (directeur du French Culinary Institute © Simone Morgenthaler

Le gala culinaire se déroulait à l’hôtel The Pierre, un édifice construit en 1930, palace de style chippendale où plane l’ombre de Richard Burton, Ingrid Bergman, Salvador Dali, Audrey Hepburn, Frank Sinatra et John Wayne. Le directeur parisien de l’hôtel, Didier Picquot et le chef autrichien Franz Kampfler mettaient les cuisines à leur disposition afin qu’ils trouvent aisément leurs marques.

Au menu ? Des canapés chauds et froids réalisés par Franz Kampfler, avec Alain Sailhac, un Français de Millau qui était en 2002 directeur de l’école de cuisine new yorkaise, « the French Culinary Institute ». Paul Bocuse était accompagné par Eric Reithler, son cuisinier consultant culinaire (originaire d’ Obernai). Il a présenté la salade de homard du Maine, avec une jardinière de légumes printaniers. Juan Mari Arzak, le patron bout-en-train du restaurant Arzak à San Sebastian (Espagne) a créé la surprise avec des ravioles de calamars « changeantes » : de couleur noire (obtenue avec l’encre de seiche), elles devenaient orange au contact du bouillon chaud. Alain Ducasse (en ce temps-là à l’Essex Hotel à New York) a proposé des coquilles Saint-Jacques dorées « au poêlon » accompagnées de pommes de terre écrasées et d’ une grenobloise au citron.

Pierre Schaedelin avait opté pour un pavé de saumon flanqué de raviolis de champignons sauvages et d’ herbes fraîches, avec une mirepoix de carottes et de céleri et du jus de crustacé. It’s great to have e great chef (“c’est géant d’avoir un chef géant”) a dit Sirio Maccioni devant l’auditoire conquis.

Marc Haeberlin avait quant à lui réalisé la côtelette de pigeon aux foie gras et choux avec de jeunes légumes. Tout cela en 500 exemplaires ! La soirée (repas et vente aux enchères) rapporta 400 000 dollars. Le président de la Fondation, Carl Deddens, se déclara très satisfait. Marc Haeberlin, “ravi d’avoir vécu cette aventure”, reprit le lendemain l’avion pour l’Alsace.

Pierre Schaedelin s’envola pour Milan où il cuisinait un repas pour cent personnes. Mission accomplie pour lui. Avec un seul regret : que Paul Haeberlin n’ait pas pu faire ce voyage vers New York, trop long à son goût. Car “Monsieur Paul” était son “modèle absolu”.

Nous avions en ce temps-là en France deux « Messieurs Paul », Haeberlin et Bocuse. Les deux s’aimaient, se respectaient, s’entraidaient. À New York, Paul Bocuse me parlait de cette amitié, scellée notamment par le jumelage de la commune d’Illhaeusern avec celle de Collonges-au-Mont-d’Or. Ce jumelage mémorable eut lieu en 1967. Il y a plus d’un demi-siècle.

Les deux Paul seraient certes tristes de savoir qu’une étoile fut retirée à leur maison . Pour Haeberlin, ce fut en janvier 2019. Pour Bocuse, l’annonce est tombée le 16 janvier 2020. La perte de l’étoile de L’Auberge de l’Ill m’avait réagir avec l’article Et si les chefs rendaient leurs étoiles au Michelin ?

L’émotion et le sentiment d’injustice que cette rétrogradation a alors provoqué faisait penser que le Guide Rouge créerait une classe « Trois étoiles hors compétition » pour ces maisons d’exception, qui sont dans l’excellence depuis plus de cinquante ans.

Paul Bocuse est mort en janvier 2018. Cela faisait certes plusieurs années qu’il n’était plus aux fourneaux mais ses chefs étaient, comme lui, des Meilleurs Ouvriers de France. L’on se rendait comme en pèlerinage en son restaurant qui aurait pu être sanctuarisé au patrimoine mondial, avec ses couleurs criardes, ses limonaires, son atmosphère spéciale, et surtout la volonté d’être coûte que coûte dans l’excellence.

Pour qualifier Paul Bocuse, les journalistes utilisaient les termes « pape », « empereur », « monstre sacré »… Le critique gastronomique François Simon a écrit ceci : « Bocuse, c’est tout de même notre général De Gaulle de la gastronomie. Une partie de notre héritage.».

Le grand Charles aurait aimé cette comparaison mais aurait détesté, comme beaucoup de Français et d’amateurs de bonne cuisine du monde entier, la rétrogradation qu’infligeait le Guide Michelin à la Maison Bocuse en janvier 2020.

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