J’ai rencontré Joseph et Joséphine Lichtlen en août 1999 lors de mon voyage en Californie où je préparais mon livre Un été en Californie qui a paru au printemps 2000.
Le colmarien Gérard Bechler, qui fut chef pâtissier à l’Auberge de l’Ill avant d’ouvrir en 1983 une pâtisserie-salon de thé à Pacific Grove, au sud de San Francisco, m’a fait découvrir ce couple attachant qui, bien qu’ayant quitté l’Alsace dans les années 50, ne parlait qu’alsacien entre eux.
Ils étaient alors à la retraite, après des années au service de la famille Mayer, co-fondatrice de la MGM, la célèbre compagnie de cinéma.
Ils vivaient leur retraite à Carmel Village, dans un lieu idyllique. Leur maison s’appelait « La tramontane ». Elle était réellement mignonne avec sa grille en fer forgé, son jardin de fleurs et de légumes, ses arbres fruitiers, ses ceps de vigne.
Joseph Lichtlen faisait son vin lui même, en petites quantités, mais c’était un vrai plaisir pour lui. Sans doute un fourmillement dans les veines qui lui venait d’Alsace.
Joseph et Joséphine étaient originaires de Guebwiller, ils avaient longtemps habité à Beverly Hills. Ils étaient employés par Edith Mayer, la fille de Louis B. Mayer, ce Russe d’origine ukrainienne, le créateur avec ses deux acolytes Metro et Goldwin de la célèbre compagnie de productions de films « MGM ».
Joseph était employé comme chef de cuisine et Joséphine travaillait comme dame de compagnie. Leurs patrons vivaient dans une demeure somptueuse avec deux hectares de terrain ; ils avaient mis à la disposition de Joseph et Joséphine une maison avec deux acres de jardin où ils vivaient seuls. Ils ont beaucoup voyagé. Pendant dix ans, ils suivaient le couple Mayer-Goetz lors des tournages de films en Europe et au Japon. Leur mémoire parfois mêle un peu les lieux et les acteurs.
– Tu te rappelles Joséphine lorsque nous étions en Autriche pour le tournage de « Song without end » ? C’était Kirk Douglas qui jouait le rôle ?
– Mais non Joseph, précise Joséphine, c’était Dirk Bogarde qui jouait dans « Song without end » avec la comédienne Capucine. Kirk Douglas jouait le rôle de Van Gogh, c’était dans le film « Lust of Life » (en français « la vie passionnée de Van Gogh ») qui a été tourné à Arles, rappelles-toi.
– Tu as raison, Joséphine. Ah, notre séjour à Arles, ça reste un bon souvenir. Et tu te souviens lorsque nous étions à Lourdes pour le tournage du film « Bernadette de Lourdes » ? Et lorsque nous étions à Tokyo pour le tournage du film « Sayonara » ?
Joseph et Joséphine ont adoré travaillé pour Edith Mayer, leur patronne qui épousa le producteur William Goetz, un juif new-yorkais dont les parents venaient d’Allemagne. Edith Mayer était vraiment une bonne patronne, et William un bon patron. Ce sont les meilleurs patrons que nous n’ayons jamais eus, précisent-ils. Ils cotisaient dans plusieurs caisses-maladies. Lorsqu’ un employé tombait malade, ils payaient tous les frais ».
– Edith Goetz-Mayer n’était pas compliquée., poursuit Joseph. Je pouvais cuisiner comme je le voulais, elle me laissait carte blanche, précise Joseph. Elle me faisait confiance. Mais bon, elle ne voulait pas de féculents, elle voulait surtout des légumes frais et de préférence des viandes grillées. Je ne lui faisais pas de « Fleischschnacka » ou de « Lawerknepfla ». Ces plats alsaciens, nous les mangions chez nous, en dehors du travail ».
– Moi, précise Joséphine, je l’aidais à s’habiller, elle portait beaucoup de Dior, de Balenciaga. Je lui préparais les bijoux, je veillais à ce qu’elle ait toujours de l’argent dans son sac à main. Je faisais une photo d’elle avant chaque dîner auquel elle se rendait, avant chaque sortie : je tenais un carnet de bord, je devais veiller à ce qu’elle ne mette pas deux fois le même habit lorsqu’ elle retournait dans un même lieu.
-Faut dire qu’il y en avait des repas et des fêtes, poursuit Joseph. Mais jamais avec plus de vingt personnes. La table de leur salle à manger était faite pour 20 personnes. En fait il y avait deux clans : les comédiens démocrates et les comédiens républicains. Comme nos patrons étaient démocrates, nous ne voyions jamais les acteurs qui avaient des sympathies pour le parti républicain : ainsi nous n’avons jamais vu Charlton Heston ou Burt Lancaster. Mais par contre James Stewart était un habitué, nous l’appelions « Jimmy », il était vraiment O.K, un bon gars. Dean Martin était souvent des nôtres, ainsi que Katherine Hepburn qui venait sans cesse. Henry Fonda venait souvent mais pour lui je n’avais pas de sympathie. Il était très collet monté. Il y avait aussi souvent la comédienne Capucine.
-Et Frank Sinatra, c’ était un habitué de la maison, poursuit Joséphine. Quel coureur de jupons ! Un jour il est venu près de moi et m’a dit qu’il aimerait passer la nuit avec moi. Je lui ai répondu qu’il devait d’ abord aller en cuisine et demander l’avis du chef de cuisine ! Il ne m’a plus jamais fait d’avance. Nous sommes restés en bon terme.
-D’ailleurs, précise Joseph, lorsque Sinatra a épousé Mia Farrow, le repas de mariage a eu lieu chez mes patrons : ils n’ étaient que quatre personnes : Frank, Mia et leurs deux témoins. Je ne me souviens plus du menu que je leur ai fait ce jour-là. Tu t’en rappelles, Joséphine ?
Elle secoue la tête. Non vraiment, elle ne s’en souvient plus.
– Après le repas, raconte Joseph, ma patronne est venu me voir. Elle m’a demandé comment ça s’était passé en cuisine. Je lui ai dit que généralement, après le repas, les invités venaient me voir en cuisine pour me dire ce qu’ils avaient pensé de mon menu. Or, Sinatra n’était pas venu. Ma patronne a dit qu’ elle se chargerait de le lui faire remarquer. Lorsque Frank Sinatra est revenu manger, ma patronne a dû lui dire ma déception, il m’a fait appeler dans la salle à manger. J’ai fait savoir que je n’avais pas le temps, que j’avais quelque chose sur le feu. Ma patronne m’a dit que j’étais le seul à pouvoir manifester mon opposition à l’égard de Sinatra, car si quelqu’un d’autre se serait permis cela, il aurait été tout de suite brouillé avec lui.
-En cuisine, précise Joséphine, Joseph avait le beau rôle : il cuisinait avec l’ aide de deux assistants. « Er het nie kenn Ardäpfel gschält un kenn Peterle ghackt ». Il n’ a jamais épluché de pommes de terre ou haché du persil.
-Moi j’aimais bien Yul Brunner, dit Joseph, il avait un hélicoptère qu’il pilotait. Il nous a emmenés 3 ou 4 fois au-dessus de Los Angeles et vers Santa Catalina Island. Il parlait le français parfaitement, sans accent. Il était de descendance chinoise et suisse. Il était très exigeant. Il était presque impossible de le satisfaire. Un jour je cuisinais un cuissot de veau entier poêlé. J’ai servi un vin de Bourgogne, un « La Tâche », un grand cru Vosne-Romanée. Yul Brunner disait que j’ avais fait une faute, qu’il fallait l’accompagner d’un vin de bordeaux. Je savais que le choix du bourgogne était parfait. Je lui ai dit : « Ca vous aurait plu à vous un bordeaux, sans doute pas à tout le monde. J’ai choisi un bourgogne parce qu’ il était plus léger avec ce plat. Il m’a dit : « Je ne discuterai pas avec vous Joseph ! ».
– Mon mari adorait Nathalie Wood, précise Joséphine. Elle le lui rendait bien : elle a bien du l’embrasser 1000 fois ! Sur les joues bien sûr. « Nit uff ‘s Müll ». Pas sur la bouche. Je ne l’aurais pas toléré…
– Et ma femme, elle adore Paul Newman, ajoute Joseph. Hein ! Joséphine, c’est bien Newman, ton préféré ?
Après le repas, leur patronne emmenait toujours les invités en cuisine pour les présenter à Joseph Lichtlen. Puis ils allaient dans la salle de projection privée pour voir un film. Nous pouvions voir les films avant tout le monde…, se souviennent Joséphine et Joseph.
Il y a sur cette terrasse de « La Tramontane » des clochettes mues par le vent : elles ne cessent d’émettre un doux carillonnage. Joseph ajoute : Simone Signoret est venue une fois me voir en cuisine, « sie het e Kischt ghett », elle était pompette. Elle m’a dit : « mais qu’est ce que tu fous là dedans, dans cette cuisine ? » Je lui ai répondu que j’étais en Amérique pour la course aux dollars. Elle m’a dit « Ah bon ! Alors là , je te comprends» . Elle est revenue avec Yves Montand, ils s’ étaient alors mariés entretemps. Ensuite nous ne les avons plus vus. Claudette Colbert, elle, elle était souvent là.
– Un jour nous sommes allés à Paris avec nos patrons, se souvient Joséphine. J’avais emmené mon caniche, celui que ma patronne m’avait offert. Je l’emmenais partout. Nous étions dans un très bel hôtel, au Plaza-Athénée. Je pouvais commander ce que je voulais pour mon chien. Nous commandions des pâtées pour lui à base de poulet et de légumes. Lorsque nous avons quitté l’hôtel, le patron a dit : « C’est du caviar que vous avez commandé pour le chien ? The bill was very high. La facture était salée. Le chien est revenu presque aussi cher qu’une personne » !
Joseph et Joséphine m’ont fait faire le tour de leur jardin. Ils avaient des tomates rutilantes. Des oiseaux chantaient dans les arbres. Nous nous somme assis à l’ombre, sous la véranda. Joseph a débouché une bouteille de gewurztraminer de sa fabrication, made in Carmel Valley.
Cette région possède un vignoble, un peu moins réputé que celui de Napa Valley mais avec des crus de choix. Joseph a précisé qu’au début, en Californie, il avait des vignes, mais que les oiseaux lui volaient beaucoup de raisins. Puis il a acheté les raisins. Maintenant il achète le jus de raisin et le fait fermenter. Il a appris la vinification à Turckheim, à 14 ans, durant son apprentissage.
Ce couple me touchait vraiment. Il émanait de leur personnalité une force naturelle, simple, pétrie par les voyages, l’enseignement de la vie. Ils avaient l’air si soudés.
Joséphine était née le 20 février 1921 à Guebwiller. Son père était chauffagiste dans le textile.
Joseph était né le 25 janvier 1914. Il n’a jamais connu mon père, mort à la guerre à Sarrebourg, le 4 août 1914, juste deux jours après le début de la guerre. Il avait déserté l’armée allemande et voulait aller dans le camp français. Les Allemands l’ont tué. Il est enterré dans une fosse commune. Il était électricien.
Maman nous a élevés toute seule, poursuit Joseph. Lorsque Papa est mort, elle était enceinte de ma sœur qui vit toujours à Guebwiller. J’ai une autre sœur en Suisse. Maman était suissesse, elle était originaire d’Einsiedeln, j’allais toujours en vacances là-bas chez mes grands-parents. A 14 ans, en 1928, je suis allé en apprentissage à Turckheim « Aux deux clefs » puis à Strasbourg au « Rebstöckel », en français on disait « La vignette » pour ce restaurant qui se trouvait rue du fossé des tanneurs. Puis à 18 ans, je suis allé à Paris pendant trois ans : j’ai travaillé à l’hôtel Majestic qui se trouvait avenue Kléber, ensuite au Pavillon Henri IV à Saint-Germain-des-Prés et finalement chez Maxim’s. Après mon service militaire de 18 mois, je suis allé sur la Côte d’Azur : j’ai travaillé comme chef saucier à l’hôtel Métropole à Monte Carlo, au grand Casino de Cannes, au Martinez où il n’y avait du travail qu’en hiver, alors en été, je faisais des saisons à Vichy, Deauville, Evian, Saint-Honoré-les-Bains et Chamonix. J’ai aussi fait six mois à l’Hermitage à Monaco. A ce moment-là on avait des brigades de 40 cuisiniers dans les hôtels ! Il y a eu la guerre qui restera toujours un point noir dans ma mémoire : prisonnier des Allemands, relâché du fait que j’étais sujet alsacien, ensuite incorporé de force dans la Wehrmacht et, finalement, Dieu soit loué, libéré par la 3e armée sous le commandement du général George Patton. Cet événement est arrivé au mois de mai 1945, au Tirol en Autriche où j’avais eu la chance de rejoindre le maquis. A l’école, j’avais toujours entendu que l’Amérique c’était bien. Après guerre, il n’y avait pas de travail chez nous, ni en Alsace, ni dans le reste de la France. Il n’y avait pas d’emploi pour les cuisiniers. C’est pour cette raison que j’ai émigré. Ma femme était d’accord. Nous nous étions mariés en 1941, sous le régime hitlérien. En 1950 on est parti.
Nous sommes arrivés au Canada le 20 avril 1950, poursuit Joseph. A notre grande surprise la ville était encore couverte de neige. Nous avons travaillé pendant 5 ans pour le président d’Air Canada, moi comme cuisinier, ma femme comme « lady’s maid », comme femme de chambre. De là nous sommes partis en janvier 1955 à Washington DC avec notre voiture, une « Stutbacker » : nous avons travaillé pour un amiral. En été, il nous emmenait dans sa maison d’été au Québec, il m’a initié à la pêche à la mouche dans un de ses lacs privés. Je ne me défendais pas mal à cette pêche mais ce n’était rien en comparaison de mon patron. Nous sommes restés cinq ans à Washington DC. J’aurais pu être le cuisinier de la Maison Blanche en 1960 lorsque John Fitzgerald Kennedy a accédé à la présidence. Mais j’ai refusé : ce n’était pas assez bien payé ! C’est finalement un camarade à moi qui a fait ce travail, René Vernon, qui travaillait comme chef à l’Ambassade de France. Après la Maison Blanche, il a ouvert le restaurant « Trianon » à Boston. Il est devenu un chef très célèbre en Amérique. En mai 1960, nous sommes partis en Californie avec notre Chevrolet Bel Air, la traversée nous a pris 5 jours. C’est là que nous avons eu le travail chez la fille du producteur de films Louis B. Mayer. Nous sommes restés pendant dix ans jusqu’en 1970, année où le patron est mort du cancer. Nous sommes alors partis pour aller travailler chez le comte Christian de Guigné qui avait sa résidence de vacances à Pebble Beach, il était de descendance française. Là, en plus de mon travail en cuisine, je fus promu intendant du château ainsi que de toute la propriété. ! Le comte adorait la choucroute, ses fils aussi. Incroyable le nombre de choucroute que j’ai cuisiné pour eux ! Nous ne les voyions que toutes les trois semaines. Le reste du temps ils étaient à San Francisco. Nous avions la belle vie, là. Nous avions le temps de visiter la région, de chercher une maison. Nous avons acheté cette maison en 1970. Il fallait faire beaucoup de travaux, je les ai fait moi-même. J’ai ces notions grâce à mes oncles qui travaillaient dans la construction comme maçon et plâtrier. Je les aidais petit garçon. Nous avons pris notre retraite en 1982. Nous n’avons pas d’enfants. La Californie est le pays où nous avons gagné notre vie sans trop de mal, nous avons opté pour la nationalité américaine, c’est là que ma femme et moi avons décidé de finir nos vieux jours. Adieu donc au pays de notre enfance »
– Et qui cuisine aujourd’hui de vous deux, ai-je demandé ?
– Tous les deux, a répondu Joseph. Joséphine fait la cuisine lorsque je ne cuisine pas. Elle cuisine comme sa maman.
« Ich koch wie d’heim in Gawiller im Owerelsass », je cuisine comme à la maison à Guebwiller, dans le Haut-Rhin, précise Joséphine.
Joseph et Joséphine avaient dans leur maison une carte représentant l’Alsace ainsi qu’un tableau représentant l’église Saint-Léger à Guebwiller dans laquelle ils s’étaient mariés 58 ans auparavant. Leur intérieur est réellement douillet. Ils avaient baissé certains volets pour que la chaleur n’envahisse pas trop leur maison.
Je leur fais remarquer qu’entre eux, ils ne cessent de parler alsacien alors qu’il ont quitté l’Alsace depuis 50 ans. « C’est vrai, dit Joseph. Ma femme me dit toujours : « Bisch immer noch vo Gawiller, Papa ! ». Tu es toujours encore de Guebwiller, Papa !
Joseph a ensuite sorti sa Buick du garage. A 85 ans, il restait passionné par la conduite automobile. Il avait rendez-vous avec son médecin pour une visite de contrôle. Joséphine s’est assise à côté de lui. Leur voiture est partie, gracieuse, presque aérienne avec ses suspensions, à fendre le paysage luxuriant. Ils ont tous deux salué de la main. De dos, je voyais qu’ils se parlaient dans l’auto. Je savais, sans les entendre, que les mots dits étaient ceux d’une langue médiévale venue d’une petite région blottie entre Vosges et Rhin, à 10 000 kilomètres de Carmel Valley.
On n’aime jamais autant sa langue maternelle que lorsque qu’on est loin de ses racines.
Carmel, août 1999
Extrait pour partie de mon livre Un été en Californie (La Nuée Bleue, 2000)
Photos © Simone Morgenthaler
Nota : Joseph et Joséphine ne sont aujourd’hui plus de ce monde. Ils l’ont quitté dans les années 2010.