Jacques Taroni, une jeunesse d’esprit exceptionnelle

Souvent, en écoutant des dramatiques ou des feuilletons diffusés sur France Culture, j’entends sur le générique de fin que Jacques Taroni en est le réalisateur. Dans ce présent si vivant avec des voix, des mots dits par des comédiens, des bruitages, des musiques, il me semble alors qu’il est encore vivant. Je dois me faire violence et me dire : « Mais non, Jacques ne vit plus. Souviens toi de ses obsèques ».

Jacques Taroni est l’homme qui me mit le pied à l’étrier pour faire de la radio au printemps 1976 à Strasbourg, place de Bordeaux, dans l’immeuble de la radio et de la télévision, alors que j’étais journaliste de presse écrite et que je venais de passer une année aux Dernières Nouvelles d’Alsace.

Son enthousiasme faisait mouche : Gilbert Hanin est malade. Tu le remplaceras dimanche matin à Lembach de 10 h à midi, me dit-il, alors que, pendant mes études au centre de journalisme, je m’étais jurée de ne jamais faire de radio. Et j’en ai fait durant 44 ans.

Je connaissais Jacques Taroni car nous habitions le même quartier : lui au quai de Turckheim, et moi rue du jeu-des-enfants. Je le voyais aussi à des concerts, au théâtre et dans des expos : il semblait être partout, privilégiant tout ce qui se faisait de nouveau pour donner l’antenne aux artistes inconnus, souvent jeunes, qu’ils fussent musiciens, chanteurs, comédiens, dramaturges, poète ou écrivain. Il leur ouvrait la voie.

Il a tout de suite senti le génie de Bernard-Marie Koltès, totalement inconnu, dont il a enregistré les cinq premières pièces avec la troupe du « Théâtre du quai » à la radio à Strasbourg qui possédait alors un merveilleux studio pour enregistrer des dramatiques. Cette envie de donner la parole aux nouveaux créateurs l’a animé jusqu’au bout de sa vie. Sa curiosité et sa jeunesse d’esprit était restée intacte.

Les photos de Jacques Taroni sont rares. Il est ici dans son bureau à la radio régionale alors située place de Bordeaux à Strasbourg, en 1976, l’année où je l’ai rencontré.
Merci à ©Jean-Claude Zieger

C’était un homme bienveillant, d’une culture fine et aiguisée qu’il n’affichait jamais. Il avait un côté primesautier, rieur et facétieux, comme un éternel étudiant. Il était vif, rapide et inventif et ne perdait jamais son enthousiasme.

En 1957, âgé d’à peine 19 ans, il devient instituteur dans la Marne. De 1962 à 1967, il fut reporter cameraman de télévision et travailla principalement pour le magazine culturel Lire. Il y rencontra les écrivains Roger Grenier, , Henry Miller ou encore Ezra Pound et Witold Gombrowicz.

Il débuta sa carrière de réalisateur de radiodiffusion à Strasbourg en 1970 en mettant en lumière les cinq premières pièces de Bernard-Marie Koltès. Il valorisa aussi les créations de Denis Guénoun et des comédiens de l’Attroupement ainsi que celle de René-Nicolas Ehni avec lequel il resta lié d’amitié jusqu’à la fin de sa vie.

C’est lui qui fit faire de la radio à l’écrivain Alfred Kern, prix Renaudot pour le Bonheur fragile, qui vivait sur les hauteurs de Munster, avec la série « Figures et physionomies alsaciennes », sorte de radioscopie de personnalités alsaciennes, qu’il lança en 1979, pour laquelle Alfred Kern était l’intervieweur, assisté par Raymond Oster.

Jacques Taroni a rejoint France Culture, à Paris, en 1980 après avoir réussi le concours de réalisateur. Il travailla alors principalement pour l’émission de poésie Albatros produite par Alain Veinstein et pour les Nuits magnétiques avec Laure Adler. Il réalisa des fictions à partir de textes novateur d’Elizabeth Huppert, de Nancy Huston, de Jean Thibaudeau et Jean-Pierre Milovanoff. Il réalisa aussi plusieurs émissions spéciales de très longue durée : Virgile avec Jean Thibaudeau, Kafka et Melville avec Jean Daive, et Freud avec Cécile Hamsy.

Je l’avais perdu de vue depuis 24 ans lorsque je repris contact avec lui par téléphone en 2004 pour mon livre « Ces années-là, mes souvenrirs radio-télé » (La Nuée Bleue). Il m’a parlé de musique, de guitare surtout. Il disait que Rodolphe Burger, le créateur du groupe Kat Onoma habitait près de chez lui à Paris, qu’il le voyait fréquemment et qu’il appréciait sa musique. Achète son CD « Météor show », me dit-il..

Jacques m’a aussi rappelé combien il aimait la musique live, et, pour cette raison, il se rendait souvent à l’église Saint-Roch, dans le quartier où il vivait, pour écouter de la musique sacrée. Il me dit qu’il venait de relire avec bonheur « A la recherche du temps perdu  » et qu’il relisait tous les dix ans le livre de Marcel  Proust en précisant que c’était  un vrai régal. Il s’apprêtait à partir à Lille pour voir l’exposition  sur  le peintre flamand Pierre Paul Rubens.  Surtout salue ce que j’ai connus à l’ époque ! Les animateurs comme les techniciens. Si tu vois Louis Ritter, transmets lui mes amitiés. C’était le plus râleur des techniciens mais  je l’aimais bien. Et aussi Martin Allheilig, -qui fut directeur des programmes de la radio et de la télé régionales du temps où Jacques se trouvait en Alsace. Tu sais que j’ai de l’amitié pour lui.

J’ai revu Jacques Taroni en octobre 2013 à Strasbourg lors d’une exposition de bronzes réalisés par sa femme Geneviève Crouzet. Il était en forme et je ne pensais pas qu’il mourrait quatre mois plus tard.

Il nous a quittés le 21 février 2014 à 75 ans.

Dans un communiqué de presse, France Culture précisait notamment ceci :

Grâce à lui, de nombreux metteurs en scène et cinéastes ont pu découvrir la radio, tels Georges Lavaudant, Robert Cantarella, Sébastien Betbeder, Pablo Agüero, David Oelhoffen, Daniel Mesguich, Bruno Podalydès, Stanislas Nordey, Patrice Chéreau, Michel Deutsch ou Christine Letailleur.

Récompensé à de multiples reprises pour son travail, il obtient en 1986 le Prix Italia pour « Un zoom de trop » de Béatrice Audry avec Christine Boisson et Jean-Gabriel Nordmann, est récompensé à deux reprises par le prix Gilson ainsi que le Prix Urti et reçoit en 2008 l’insigne d’officier des Arts et des Lettres.

Il adorait les acteurs et son métier, allait inlassablement au théâtre et repérait régulièrement les jeunes metteurs en scène, les jeunes auteurs et musiciens. De nombreux artistes sont passés chez lui rue Lafayette pour parler, enregistrer, partager sa passion, etc.

Parmi ses nombreuses réalisations, il tenait particulièrement à celles des dernières années : « Le roi Lear » avec Michel Galabru, Musiques de Pierre Guyotat, « le feuilleton d’Avignon », « A la recherche du temps perdu » de Proust  d’après le scénario de Visconti, « Evita » de Pablo Agüero et « Le dialogue des carmélites » de Bernanos avec Philippe Meyer et « Marie Antoinette » de René Ehni.

Les obsèques de Jacques Taroni eurent lieu le jeudi 27 février 2014, en l’église Saint-Laurent à Paris.

Dans le TGV vers Paris, Liselotte Hamm me rappela ses souvenirs avec Jacques Taroni, les enregistrements qu’elle a vécus avec lui à France Culture, avec notamment l’écrivain René-Nicolas Ehni lors de l’enregistrement de sa fiction Règne de Marie-Antoinette , diffusé pour la première fois en décembre 2007 et pour laquelle Jean-Marie Hummel composa la musique.

Je me souviens qu’aux abords de l’église Saint-Laurent dans le 10e arrondissement, Liselotte Hamm acheta à une gamine des rues un bouquet de jonquilles qu’elle posa sur le cercueil de Jacques Taroni. Une belle image, simple, printanière, qui m’a marquée. Jacques aurait aimé, me disais-je alors.

Dans le studio de France Culture le 22 mai 2013 pour l’enregistrement de « Le règne d’Antoinette » : assis, de gauche à droite : Jean-Marie Hummel, compositeur de la musique, René Ehni, l’auteur de la dramatique avec, sur ses genoux, Liselotte Hamm chanteuse ; derrière eux, debout, Jacques Taroni et Emilie Maj, spécialiste universitaire de la Yacoutie, des tribus nomades. et des chevaux sauvages © Archives Hamm/Hummel
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