Renรฉ-Nicolas Ehni รฉtait un ยซย amourย ยป. J’ose utiliser ce mot car lui mรชme s’en servit dans le titre d’un article qu’il รฉcrivit sur moi qu’il intitula ยซย Un amour de filleย ยป. C’รฉtait dans les annรฉes 2000 pour le magazine ยซย Saisons d’Alsaceย ยป dont Bernard Reumaux, son ami, devenu รฉditeur ร La Nuรฉe Bleue par son impulsion, รฉtait le rรฉdacteur en chef.
Il aimait dire qu’il รฉtait un Ziginer, un gitan, car il s’en sentait l’รขme et il aimait faire partie des gens du voyage.
J’ai rencontrรฉ Renรฉ-Nicolas lorsqu’il dรฉbarqua ร la radio, place de Bordeaux, ร Strasbourg en 1981. Avec cette figure explosive du Saint-Germain-des-Prรฉs des annรฉes 70, adorรฉe de Simone de Beauvoir, c’est un vent de folie et une incroyable joyeusetรฉ qui tourbillonnรจrent ร la Maison de la Radio. J’avais alors seulement lu deux livres de cet auteur de nombreux romans et de piรจces de thรฉรขtre : ยซย L’amie roseย ยป et ยซย La raison lunatiqueย ยป, co-รฉcrit avec son ami Louis Schittly. Ces deux pourfendeurs sundgauviens, salvateurs empรชcheurs de tourner en rond, qui militaient notamment contre le canal ร grand gabarit et contre Monseigneur Elchinger, furent les invitรฉs de Bernard Pivot pour l’รฉmission Apostrophes. Ils mirent un joyeux souk sur le plateau.
L’รฉnergie joyeuse que charriait Renรฉ-Nicolas Ehni ร la radio en 1981 รฉtait une manne pour nous. Il avait une chronique quotidienne diffusรฉe du lundi au vendredi sur Alsace-Matin, la radio rรฉgionale qui se trouvait encore place de Bordeaux, avec la tรฉlรฉvision, et qui n’avait pas encore รฉtรฉ intรฉgrรฉe au groupe Radio France. Il avait intitulรฉ sa chronique ยซย Le socialisme rend fouย ยป. En elle, il plaรงait tout ce qui lui tenait ร coeur et qu’il mรชlait parfois dans un dรฉlire caustique, amusant, pourfendeur en diable : rรฉflexions sur la vie, la littรฉrature, le Sundgau, sur la Vierge Marie, d’Maddergottes, souvent prรฉsente dans ses chroniques. Il รฉtait alors dรฉjร investi d’une foi profonde et faisait le signe de croix ร chaque crucifix, ร chaque calvaire croisรฉ. Ses chroniques provoquaient des remous : ce ton libertaire, trรจs cru, n’รฉtait pas courant ร la radio. ยซย Y a longtemps que je serais virรฉ si le directeur (Jean-Jacques Cรฉlerier) n’รฉtait le mari de ma cousineย ยป, disait-il.
Renรฉ-Nicolas est parti en Crรจte peu de temps aprรจs, aprรจs la mort de sa mรจre, avec Myriam qui lui donna deux beaux enfants : Catherine et Iannis. Je ne le voyais que rarement lorsqu’il repassait par l’Alsace. Lorsqu’il m’apercevait, il m’accueillait toujours avec la mรชme phrase : ยซย Ja salรผ Maรฏdel, wie geht’s dir ?ย ยป (Mais salut fillette, comment vas-tu ?).
Il passa par l’Alsace en novembre 1994 lorsque parut son livre ยซย Vert-de-grisย ยป ร La Nuรฉe Bleue et il fut mon invitรฉ pour l’รฉmission Zuckersiess diffusรฉe en janvier 1995. Il choisit un biscuit au moka, un gรขteau de communion (ยซย e Vorgehkรผechaยซย ) qui lui laissait des souvenirs intenses. L’รฉmission permit de feuilleter son album photos et d’y dรฉcouvrir des facettes inattendues : lui รฉtudiant en art dramatique, puis embarquรฉ dans la guerre d’Algรฉrie, devenu au retour assistant de cinรฉma avant qu’il รฉclate avec la piรจce ยซย L’amie Roseย ยป qui รฉtalera son visage de jeune premier, (ร la Francis Huster, mais en plus beau, disait-il en riant de lui), dans les magazines.
Je me suis rendue en Crรชte au printemps 2003. J’avais son numรฉro de tรฉlรฉphone. Je l’ai appelรฉ. Il a dit : ยซย Viens demain, c’est jeudi saint chez les Orthodoxes. Tu sais, la Pรขque chez les Orthodoxes vient une semaine aprรจs la Pรขque des catholiques. C’est encore le carรชme mais certains aliments sont permis. Tu auras quelque chose ร manger, n’aie crainte.ย ยป
La surprise fut que son ami, Louis Schittly, le crรฉateur de ยซย Mรฉdecins sans frontiรจresย ยป, docteur, paysan et รฉcrivain, รฉtait lร aussi. Ehni venait de passer quelques jours ร Paris. Il avait notamment assistรฉ ร France Culture ร l’enregistrement d’une de ses dramatiques rรฉalisรฉe par Jacques Taroni et mise en musique par Jean-Marie Hummel et Liselotte Hamm. Il se rendit ensuite dans son Sundgau bien-aimรฉ, d’oรน Louis Schittly l’emmena en voiture vers la Crรชte.
Le docteur Schittly avait rapportรฉ d’Alsace une poule et sa vingtaine de poussins รฉclos en Alsace. Il voulait que Renรฉ ait des poules d’Alsace. Lorsque je suis arrivรฉe ร Plaka, ร hauteur de la maison de Renรฉ-Nicolas, Louis venait de finir l’enclos, en treillis fin, fermรฉ de toutes parts afin de ยซย protรฉger les poussins de la martre et des belettesย ยป. Les poussins รฉtaient encore jaunes comme du mimosa, pour ce qui รฉtait des clairs, avec certains, de race foncรฉe, qui affichaient dรฉjร du duvet noir.
Ehni, en toge bleue, allure de prophรจte et voix thรฉรขtrale, regardait du balcon les petites boules de duvet qui pรฉpiaient sous le grillage, et la poule, noire et volumineuse, qui arborait des plumes, mรชme aux pattes.
Catherine, sa fille sortit des bosquets avec trois chats dans ses bras. C’est une folle des chats. Es isch a Katzemรผeder. Elle veut tous les sauver. Elle en nourrit 26 ! prรฉcisa t’il.
J’avais rapportรฉ d’Alsace deux agneaux en pรขte biscuitรฉe, avec le petit drapeau bicolore en papier de soie plantรฉ dans la nuque. J’avais aussi un bouteille de tokay pinot gris de Rolly Gassmann de Rorschwihr. Et puis, je venais de lire le nouveau livre de Sylvie Reff, ยซย Lumiรจre des vivantsย ยป, roman exaltรฉ, juste, pur, rempli d’amour, qui fait passer par le 15e siรจcle, au temps de Maรฎtre Eckart. Schittly se rรฉjouissait de le lire : il aimait Sylvie Reff, sa vie, son ลuvre, sa droiture.
Ils m’ont servi un vin rosรฉ rapportรฉ de Sparte. Ils s’y รฉtaient arrรชtรฉs en venant d’Alsace. Ehni disait qu’il avait fait froid ร Sparte, que la tempรฉrature y est toujours froide par rapport au reste de la Grรจce et qu’il avait vraiment compris le mot ยซย spartiateย ยป en passant par cette ville. Mรชme le vin, servi du conteneur de 5 litres, รฉtait spartiate, avec sa ligne minรฉrale trรจs รฉpurรฉe.
Ehni parlait, mรชlant propos visionnaires, oniriques et derniers petits potins qui lui parvenaient de France ร la vitesse du vent, par son รฉditeur Christian Bourgois, par ces nombreux amis dont Jacques Amalric, le rรฉdacteur en chef du journal Libรฉ, dont le fils, Mathieu Amalric, avait fait tourner Renรฉ-Nicolas Ehni dans sa comรฉdie dramatique, ยซย Mange ta soupeย ยป, en 1997.
Ensuite, Renรฉ nous a emmenรฉs manger au bistrot du village. La patronne avait rรฉalisรฉ des plats simples, autorisรฉs en pรฉriode de carรชme : compotรฉe d’aneth ramassรฉe dans les champs, poissons grillรฉs et salades. Myriam-Maie est venue nous rejoindre. Ehni รฉtait aimรฉ en son village crรฉtois, on le sentait au regard rieur et complice des villageois. Il leur parlait en grec. Il รฉtait beau aux cรดtรฉs de sa fille Catherine et de son fils Iannis, qui dรฉvorait un poulpe qu’il avait pรชchรฉ le matin et que la restauratrice venait de lui griller.
Inรฉnarrable Renรฉ-Nicolas. Tu reviens aprรจs-demain, m’a-t’il dit. Il faut que tu reviennes. Vendredi saint sera passรฉ. Lร ce sera la fรชte. La vraie fรชte. J’avais dรฉjร eu mon jour de fรชte. Il ne faut pas trop exiger de la vie si l’on veut qu’elle vous donne ร nouveau des instants magiques.
Je revis Renรฉ-Nicolas Ehni pour ma piรจce de thรฉรขtre ยซย Mammebubbelย ยป en 2007. J’y projetais une courte sรฉquence enregistrรฉe dans laquelle il รฉvoquait avec beaucoup de tendresse sa maman sundgauvienne. Il disait qu’il pouvait dรฉbarquer de Paris, ou d’ailleurs, ร toute heure du jour et de la nuit : sa maman รฉtait toujours prรชte ร prรฉparer une omelette basquaise pour lui et ses amis. Sa mรจre รฉtait catholique et avait รฉpousรฉ un protestant. Pour cette raison, il ne lui fut pas possible de se marier en blanc, en grande pompe, disait-il, alors quโelle aurait aimรฉ afficher ainsi sa virginitรฉ, ajoutant : sie het am Sittealtar muen hirote (Elle a dรป se marier ร lโautel du bas-cรดtรฉ). Renรฉ-Nicolas me raconta qu’il improvisa trente ans plus tard un simulacre de mariage pour rattraper cette injustice et faire plaisir ร sa maman. Il dรฉcrocha un rideau quโil lui posa sur la tรชte, il la prit ainsi en photo, voilรฉe d’un rideau, sous les cerisiers en fleurs. Elle souriait. Tu vois, tu as eu ton mariage en blanc, lui a-tโil dit affectueusement. Renรฉ-Nicolas ajoutait dans lโinterview, avec un sourire de brigand : Cette photo nโa jamais plu ร mon pรจre.
J’espรฉrais retrouver Ehni avec Louis Schittly et sa femme Erika en dรฉcembre dernier, pour un repas dans dans le Sundgau. Renรฉ รฉtait trop fatiguรฉ pour รชtre des nรดtres. Il avait perdu la vue depuis quelques mois et la vie avait perdu de son sel et de son exaltation.
Dans l’รฉmission ยซย Des Alsaciens trรจs orthodoxesย ยป d ela sรฉrie L’Alsace dans le monde, sรฉrie diffusรฉe sur France 3 Alsace ร l’initiative de Georges Traband, Renรฉ Nicolas disait ร Josรฉ Meidinger, le producteur et rรฉalisateur de l’รฉmission : Je veux รชtre libรฉrรฉ par le vent. Je veux une arche. Je veux รชtre posรฉ sur la terre. Pas dans la terre. Je suis trop misรฉrable pour รชtre posรฉ dans la terre. Il disait aussi dans l’รฉmission: Je veux mourir en Alsace. Il fut exaucรฉ.
Aprรจs sa mort, j’ai parlรฉ avec Louis Schittly, qui n’a pas cessรฉ de voir son ami ยซย jusqu’au boutย ยป. Il m’a dit :
Sais-tu que la tombe d’Ehni est prรชte depuis 20 ans au cimetiรจre dโEschentzwiller, avec son nom et son prรฉnom ?
Ce saltimbanque brillant, ร la plume exceptionnelle, qui savait si bien cรฉlรฉbrer la vie, l’amitiรฉ et la littรฉrature, aura eu le temps, en vingt ans, de se familiariser avec sa tombe. Sans doute aussi avec la mort qu’il appelait de ses voeux dans les derniรจres semaines.
Photos extraites de l’รฉmission Sรผr un siess diffusรฉe sur France 3 Alsace en janvier 1995 (rรฉalisation Michel Broggi) et de l’รฉmission ยซย Des Alsaciens trรจs orthodoxesย ยป dans la sรฉrie ยซย L’Alsace dans le mondeย ยป de Josรฉ Meidinger diffusรฉe sur France 3 Alsace le 03/04/ 1994) (rรฉalisation Josรฉ Meidinger)
Merci ร Ina.fr
Certains des souvenirs narrรฉs ici sont รฉvoquรฉs dans mon livre ยซย Ces annรฉes-lร , mes souvenirs radio-tรฉlรฉ ยซย (La Nuรฉe Bleue)