Les oiseaux sur le cercueil de Louis Schittly

Je n’ai vu qu’eux en arrivant le 4 janvier 2025 à l’église de Bernwiller : les oiseaux sur le cercueil de Louis Schittly. Avec leurs plumes de couleurs, ils semblaient plus vrais que nature, perchés dans la création florale réalisée par Martha. L’ultime cadeau d’une fille pour son père.

L’ensemble poétique symbolisait parfaitement Louis, certes connu comme médecin humaniste, fondateur en 1971 avec Bernard Kouchner (et d’autres) de Médecins sans frontières, une association qui sera lauréate du Prix Nobel de la paix en 1999. Il était aussi paysan, cinéaste, écrivain, défenseur de la langue et de la culture alsaciennes. Mais ce qui restait aussi une constante de sa vie, c’était l’amour de la nature et sa passion pour les oiseaux. Sa fille Martha se souvient qu’elle et son frère Jean-Baptiste écoutaient avec lui les chants d’oiseaux dans la nature mais aussi ceux que leur père diffusait inlassablement dans la voiture sur un cassettophone.

Clématite, oeillets de poète, plume de paon, graminées et noisetier : le végétal que Louis aimait © S.M

Louis Schittly m’a dit un jour que, s’il pouvait être un animal, il choisirait de se transformer en oiseau. Non pas un grand oiseau, pas un rapace ni une cigogne. Il aimait les petits oiseaux des champs, genre roitelets, mésanges ou chardonnerets, ceux qui vivent dans les buissons et dans les haies, et qui nous enchantent dès l’aube par leur chant. Je fus donc particulièrement touchée de voir la belle œuvre qu’avait réalisée Martha pour ce père exigeant, attachant, rude et tendre, intransigeant et indomptable, qui lui a transmis l’amour de la vie, de la terre et du Sundgau.

Martha a fait pendant dix ans des centaines de bouquets qu’elle vendait au marché, dans lesquels elle mélangeait les fleurs de jardin, produites dans le jardin de ses parents, avec du végétal sauvage. C’est un mélange qui lui va bien, comme à son père, qui n’a jamais accepté de se soumettre ni d’être domestiqué, qui préservait la part sauvage, non policée qu’il avait en lui. Louis était un rebelle avec de belles causes : la défense de la nature, des faibles, des petits paysans, l’entraide, le refus de la modernisation, la volonté de mener une vie frugale avec les œufs de ses poules et les légumes de son potager.

La création florale de Martha : l’ultime cadeau d’une fille à son père © Liselotte Hamm

Martha a fait tant de bouquets dans sa vie. Je ne pouvais m’empêcher de penser à l’état d’esprit dans lequel elle se trouvait en réalisant cette création qui accompagnerait le dernier voyage de son père, mort le 1er janvier 2025, comme s’il avait pris soin de saluer une nouvelle année pour s’évincer ensuite. Lui qui aimait les fleurs de saison, plaçait sa fille devant la difficulté d’un mois froid, pauvre en fleurs, avec une végétation qui sommeille. Et pourtant Martha a réalisé la plus belle œuvre que l’on puisse imaginer, enrichie par des fleurs de serres : des renoncules couleur pourpre, des clématites violettes, des œillets de poète couleur fuchsia, des statices bleutés des sables. Elle avait ajouté du noisetier aux chatons encore fermes, du lierre dont le feuillage vert profond et les fruits symbolisent avec force la vie. Et puis, elle avait aussi ramassé dans la nature quelques fougères que l’hiver avait desséchées et dont la couleur caramel montrait la fragilité de la vie.

Martha a aussi placé des plumes des paons dans sa création. Ces plumes proviennent des paons de son père. Car Louis adorait les paons et en a toujours eu à la ferme. Les plumes de paon sont une œuvre d’art avec leur ocelle d’un bleu phosphorescent. Martha avait ajouté des branchages menus dans lesquels elle a placé deux perroquets et des oiseaux si petits, si fins qu’ils étaient une ode à la délicatesse. Ces oiseaux portaient la beauté des mots que son père posait sur le papier, lorsqu’une inspiration fulgurante lui fit écrire Näsdla ou un automne sans colchiques, sa pièce maitresse parmi d’autres livres. Martha n’était pas née lorsque le livre a vu le jour en 1977 mais elle l’a lu et relu. Et elle reste émerveillée par le souffle poétique, l’amour de la petite paysannerie et de la vie simple qui règnent dans ce livre.

Ce sont les pompiers (dont des jeunes filles) en costume rouge et bleu avec leur casque rutilant qui ont porté le cercueil pour rendre un dernier honneur à Louis, présent sur tant de fronts, qui était aussi l’ami des sapeurs-pompiers dont il était un des membres.

Lorsque Martha a pris la parole, elle a précisé que son père était doué en maints domaines, mais que ses connaissances musicales étaient plutôt réduites, qu’elles se limitaient aux chants d’oiseaux, aux chants byzantins et aux chansons de Georges Brassens, dont elle récita les paroles de l’une : « Les copains d’abord ». Sa belle-sœur, Emma, l’épouse de Jean-Baptiste, rappela aussi l’amour qu’avait Louis pour les oiseaux en récitant le poème « Salut à l’oiseau » de Prévert.

Bernard Kouchner en l’église de Bernwiller lors des obsèques de Louis Schittly, son ami d’une vie, avec le prêtre orthodoxe Papa Christos qui l’enserre et le père catholique Olivier © Vincent Froehly

Les chants byzantins, harmonieux et reposants, invitaient à la méditation dans cette église qui était trop petite pour contenir tout le monde, et dont j’observais le moindre détail en me disant que Louis la connaissait par cœur, même s’il s’est converti à l’orthodoxie dans les années 80 en prenant le prénom de Grégoire. J’ai pensé à sa maman Victoire, paysanne pieuse qui espérait qu’il deviendrait prêtre.

Il y eut le chef des sapeurs-pompiers, Jean-Luc Roth, qui retraça la vie riche et foisonnante de celui qui avait tant honoré et aimé ce village. Et puis, sans que l’on s’y attende, Bernard Kouchner, l’ami de toujours, s’est levé et a improvisé des phrases. C’était touchant d’entendre ses mots, dits devant ce cercueil surmonté des fleurs et des oiseaux de Martha. C’était touchant de l’entendre dire son amitié pour cet Alsacien réfractaire avec lequel il avait traversé les continents d’Afrique et d’Asie. « Louis n’aimait pas ce que je faisais, moi non plus d’ailleurs. Mais nous étions ensemble ». Ses mots énoncés avec franchise et douceur faisaient oublier le ministre et les ors de la République. Ne restait que la force d’une amitié exprimée pour un compagnon de traversée que la vie avait quitté.

Lorsqu’après la cérémonie le cercueil fut porté devant l’église pour permettre à chacun de rendre un dernier hommage à Louis, un engorgement se produisit. J’ai aperçu près du cercueil Louis Schlaefli, le bibliothécaire de la bibliothèque du Grand séminaire de Strasbourg. Il connaissait donc Louis ? « Mais j’ai fait toute ma scolarité avec lui au petit séminaire de Zillisheim ». Il y avait concentré devant cette église, sous ce soleil glacé de janvier, des intellectuels, des paysans, des médecins, des personnes en lien avec la passion cinéma de Louis Schittly. Erika, sa compagne, avait un geste, un mot affectueux pour chacun.

Rencontre avec la chanteuse Liselotte Hamm à la sortie de l’église de Bernwiller / ©DR

Et non loin de cette foule amassée, au fond du cimetière, il y avait la tombe qui était prête. Des enfants étaient autour d’elle et bavardaient gaiment. Parmi eux, les petits enfants de Louis et d’Erika, Carmen et Ulysse. Ils regardaient au fond de la tombe la mousse qu’ils avaient cherchée la veille avec Martha. Jean-Baptiste, le frère de Martha, charpentier qui excelle dans tous les artisanats, avait fabriqué la croix, qu’il a remportée après la cérémonie dans son atelier pour la parfaire en y sculptant des fleurs et le nom de son père.

Iannis, le fils de René-Nicolas Ehni, chantait avec ferveur des chants orthodoxes qu’il connaît par cœur. Deux cousines sont venues l’embrasser. Il leur a dit : « Ce qui me console, c’est que Louis et mon père ont maintenant pu se retrouver ».

Le cercueil fut posé au fond de la tombe sur le tapis de mousse. Chacun a pu y jeter une pelletée de terre ou un des statices blancs préparés par Martha. Lorsque ce fut le tour de Liselotte Hamm et Jean-Marie Hummel, ils se mirent à chanter a cappella, tandis que le soleil déclinait, la chanson « Newel am Rhin » (Brouillard sur le Rhin), extraite des Volkslieder du Hanauerland de Fritz Baas :

Wenns tief im Tal e Riffe gibt
Un uf de Berje Schnee
Do esch bigot die Stund net witt
Wo mr sich saat «Adje ».

Lorsque vient le givre au fond de la vallée
Et la neige en montagne
On est ma foi proche de l’instant
Où l’on se dit « Adieu ».

Iannis, le fils de René-Nicolas Ehni (l’écrivain qui vouait une profonde amitié à Louis Schittly), rencontre deux cousines près de la tombe de Louis © S.Morgenthaler

Ensuite, dans la salle des fêtes de Bernwiller, j’ai savouré, comme tant d’autres réunis là, un verre de muscat et un morceau de kugelhopf, le temps d’échanger quelques mots avec des amis de Louis : l’éditeur Bernard Reumaux, les artistes peintres Bernard Latuner et Christian Maeder, Daniel Muringer, le chanteur et compositeur, qui discutait avec le journaliste Albert Weber. J’ai parlé avec des dizaines de personnes dont j’ai fait la connaissance, des Sundgauviens, qui me ravissaient avec leur langue gutturale et chantante. Parmi elles, Vincent Froehly de Liebsdorf, un intime de la famille, dont Louis disait qu’il était « son petit frère » et qui est l’auteur du documentaire « Louis Schittly, de terre et de guerre », un documentaire que France 3 rediffusera les 22 er 23 janvier 2025 à 9h30.

Il y avait aussi Emma, la sœur de Louis, qui m’a dit : « Louis et moi, nous nous aimions beaucoup. Nous nous entendions très bien. Ce ne sera pas simple. Il me manque déjà ».

Ainsi en allait-il pour nous tous qui nous disions que c’était une chance d’avoir connu Louis Schittly, dont Bernard Kouchner a dit qu’il « était un homme magnifique, beau, courageux ».

Erika, Jean-Baptiste, Martha et Louis Schittly photographiés en 2008 devant la chapelle orthodoxe que Louis a construite dans le verger, derrière leur ferme © Archives Famille Schittly

Publications de Louis Schittly

  • L’homme qui voulait voir la guerre de près. Médecin au Biafra, Vietnam, Afghanistan, Sud-Soudan. Paris : Arthaud, 2011 
  • Dr Näsdla ou Un automne sans colchiques, Roman à lire à voix haute, Éditions Hortus Sundgauviae, 1977.  Nouvelle édition Strasbourg, La Nuée Bleue/DNA, 2013.  Trad. all.: Näsdla oder Ein Herbst ohne Herbstzeitlosen. Hambourg: tredition, 2019 
  • La raison lunatique (avec René Ehni). Presses d’Aujourd’hui, 1978
  • Le voyage de Gudrun, co-écrit avec René Ehni. Hallier, 1979
  • Fyirr et Nadala, Conte bilingue [Français/Alsacien]. Mulhouse : Éditions du Rhin, 1996
  • Petit almanach, Kalandergschichtla -Vingt histoires vues, vécues, entendues. ID l’Edition 2017

Filmographie

1975 : D’Goda (La Marraine) coréalisé avec Daniel Schlosser. Ce film paysan en alsacien a été restauré par Vincent Froehly et redécouvert grâce à une tournée de projections à travers l’Alsace en 2022-23. Un DVD avec le film enrichi d’un documentaire sur Louis Schittly est sorti fin 2023.

2023 : Louis Schittly, de terre et de guerre, réalisé par Vincent Froehly.
Ce documentaire est disponible sur le site de France Télévisions.
Il sera rediffusé les 21 et 23 janvier 2025 à 9h30 sur France 3 Grand Est.

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