Deux de ces trois cousins de Maman ne sont pas « rentrés »

Voici trois cousins de ma mère dont deux ne « rentrèrent » pas du front.

Ils sont 2 parmi les 40 000 non rentrés des 130 000 Alsaciens-Mosellans qui furent victimes de l’incorporation de force, décrétée il y a 75 ans au mépris du droit international. Ces chiffres donnent le vertige, tout comme les douleurs instillées et non encore réglées aujourd’hui

Ces trois frères sont de Reutenbourg, un village près de Marmoutier.

À gauche sur la photo, pose Antoine Clementz, né en 1922, un garçon cultivé, qui fut instituteur. Il avait passé l’Abitur, le baccalauréat allemand, chez les pères de la Mission Saint-Florent à Saverne et il devint instituteur. Il ne put jamais exercer, car il fut « appelé sur le front russe ». Il a d’ailleurs envoyé une lettre du front dans laquelle il disait qu’au printemps, en Russie, la nature était très en retard par rapport à l’Alsace, ajoutant dans sa lettre : Russland ist ein seltsames Land voller Überraschungen, ce qui signifie « la Russie est un étrange pays empli de surprises ». Il mourut à Belgorod, en Russie le 6 août 1943. C’est le pays où il fut enterré et où pas un des siens n’a pu se rendre pour se recueillir devant ses restes.

Les trois frères Clementz de Reutenbourg, de gauche à droite : Antoine l’instituteur, Leo l’agriculteur et Joseph le tailleur qui a cousu lui même ses pantalons de golf. Leur maman, Françoise, était la soeur de mon grand-père Léo Staebler de Lochwiller.

À droite sur la photo, se tient, son frère Joseph, né en 1920. Sur la photo, il porte un superbe pantalon de golf qu’il a cousu lui-même. Il venait de finir son apprentissage de tailleur, lorsque, par l’incorporation de force, il se retrouva sur l’île de Sylt. et qui fut tué le 5 juillet 1944 à Tarnopol, une ville qui se trouvait en ce temps-là en Pologne et qui est aujourd’hui ukrainienne. Son corps ne fut jamais retrouvé.

Entre les deux frères emportés, se tient le rescapé, Léon Clementz, né en 1921. Lui est revenu du front russe. Il est resté célibataire. Il a repris la ferme avec sa sœur Joséphine. Il essaya, dans ce travail si physique, d’oublier la mort de ses deux frères. Il est mort le 1er novembre 1997, en évitant de parler des années que la guerre lui a volées et des douleurs endurées.

Croire qu’il s’agit là de l’évocation d’une « histoire ancienne », c’est ignorer que, 75 ans après, les mémoires sont encore chavirées. Les familles ont cruellement vécu la perte brutale des leurs. Ne parvenant pas à faire leur deuil, elles sont restées enfermées dans le silence. S’ensuivirent le refoulement et le déni, que le cerveau installe lorsque la douleur est trop forte.

Si nous sommes en vie, c’est parce que nos ascendants (père, grand-père ou arrière grand-père) sont « rentrés », mais dans quel état ?

Ils nous ont légué sans le savoir, sans le vouloir, ce problème non réglé pour les descendants et qui tôt ou tard rattrape chaque Alsacien.

Les familles des disparus ne parvinrent pas à faire leur deuil, car elles ne disposaient souvent d’aucun objet, d’aucune preuve du décès de leur proche. De plus, les prisonniers rentrant au compte-gouttes, s’entretenait le fol espoir d’un retour possible.

Jean-Jacques Remetter fut le dernier rentré de captivité. C’était en 1955 ! La guerre lui avait volé quinze années de sa vie, sans compter celles qu’il lui fallut pour se reconstruire.
Comment, lui et ses camarades de mauvaise fortune, pouvaient-ils ne pas se sentir incompris et mal aimés ? Comment pouvaient-ils trouver un sens à leur drame et à leurs camarades morts pour rien ? Comment accepter que la France, qui les avait lâchés, mette plus de quarante ans à leur verser un maigre pécule en dédommagement ?

Comprendre l’incorporation de force

Le terme « incorporé de force » est étrange pour qui n’est pas Alsacien ou Mosellan et n’est pas informé de cette réalité. Après la défaite française de 1940, l’Alsace et la Moselle furent annexées illégalement par l’Allemagne. Cette annexion de facto de territoires juridiquement français fut établie par Hitler dans un décret datant du 18 octobre 1940 dont il interdit la publication. Aucun traité international ne confirma juridiquement le rattachement à l’Allemagne. Les Alsaciens et les Mosellans étaient, à l’évidence, juridiquement, toujours des citoyens français.

Par le décret du 25 août 1942 du Gauleiter Robert Wagner, les Alsaciens étaient contraints d’effectuer leur service militaire dans l’armée allemande. Le décret fut signé au mépris du droit international. Il est une violation évidente de la convention d’armistice de juin 1940 et des conventions de La Haye qui interdisent à la puissance occupante de mobiliser la population d’un territoire occupé.

Au départ, l’incorporation de force était un outil de germanisation et de nazification, mais elle devint une nécessité pour la Wehrmacht après la défaite de Stalingrad. L’Allemagne nazie menait, en 1942, une guerre difficile avec des pertes massives. Il lui fallait de la « chair à canon » à envoyer sur les fronts de l’Est. Les Alsaciens et les Mosellans, décrétés être des Volksdeutsche, c’est-à-dire Allemands de souche germanique, devinrent des combattants désignés d’office.

À compter d’août 1942, cent trente mille Alsaciens et trente mille Mosellans furent enrôlés dans les armées du IIIe Reich pour combattre sur le front russe. Les douze classes des années de naissance allant de 1914 à 1925 partirent sur l’Ostfront. Les plus jeunes des incorporés de force avaient seize ans. En février 1944 furent intégrés les jeunes des classes 1926 et en juillet 1944 ceux des classes 1927.

Le Gauleiter Robert Wagner fit aussi incorporer les Alsaciens dans la Waffen SS, conçue à l’origine par Heinrich Himmler comme une armée politique, basée sur de sévères critères de sélection. À la fin de l’année 1943, suite à un accord avec Himmler, la moitié de la classe 1926 était introduite dans les SS en février 1944. La proportion a été encore plus importante pour les classes 1908 à 1910 incorporées en avril/mai 1944 et la classe 1927 en novembre 1944.
Ce crime de guerre caractérisé fut officieusement dénoncé en vain par le gouvernement de Vichy. Ceux qui refusaient de porter l’uniforme allemand étaient rééduqués au camp de sûreté de Schirmeck, certains furent exécutés dans des camps de travail. Leurs biens mis sous séquestre et les familles déportées. Les fuyards étaient sujets à la loi martiale et à la peine de mort.

Sept décennies après, les familles sont encore blessées d’avoir été ainsi livrées à elles-mêmes, abandonnées par la « Mère-Patrie », face à cet abus de pouvoir.

Sur 100 000 Alsaciens et 30 000 Mosellans, ce sont plus de 40 000 personnes qui ne sont pas rentrées. Cette réalité est encore trop méconnue aujourd’hui.

Nicolas Sarkozy a rendu hommage aux incorporés de force dont il a dit qu’ils furent « victimes d’un véritable crime de guerre ». C’était une première, en mai 2010, à Colmar, soixante-cinq ans après la victoire des Alliés sur l’Allemagne nazie en 1945. « À partir de 1942, les Alsaciens et Mosellans furent enrôlés de force dans l’armée allemande », a rappelé le Président. « On leur mit un uniforme qui n’était pas celui du pays vers lequel allaient leur cœur et leur fidélité. On les força à agir contre leur patrie, leur serment, leur conscience. » Il voulait réparer une injustice. « Les « Malgré-nous » ne furent pas des traîtres mais, au contraire, les victimes d’un véritable crime de guerre », a-t-il dit, en ajoutant, « au-delà des souffrances que l’Alsace a partagées avec tous les Français du fait de la guerre et de l’Occupation, il y a une souffrance terrible qu’elle est la seule, avec la Moselle, à avoir subie. »

Il y a eu des esprits chagrins pour dire que l’hommage arrivait tardivement. Mais au moins il est venu. Tant de présidents ont laissé passer leur septennat, puis leur quinquennat, sans s’étonner de cette injustice sur laquelle a toujours été pratiqué le déni.

Il reste que cet hommage n’a été rendu qu’en région et, qu’au plan national, il n’y a jamais eu de rétablissement de la vérité.

Emmanuel Macron rétablira t’il cette vérité de l’Histoire ? Il aiderait ainsi les Alsaciens à se libérer du poids de la culpabilité générées par les insupportables allusions à une incorporation qui n’était peut-être pas « de force ».

La plupart des données évoquées dans ce texte figure dans mon livre Pour l’amour d’un père (Editions du Belvédère)

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