Ce texte est extrait du livre « Pour l’amour d’un père », Simone Morgenthaler – Editions du Belvédère
Parmi les soldats qui vécurent à la ferme maternelle de Lochwiller en avril 1940 se trouvait un Breton, René Nicolas, qui sympathisa avec mes grands-parents. Il se débrouillait en allemand et aimait en fin de journée s’asseoir avec mon grand-père pour partager un morceau de pain et de lard. Il dormait avec trois autres militaires, dans des sacs de couchage, au grenier. Les autres hommes dormaient dans la grange.
— René Nicolas est resté trois semaines, explique ma marraine Jeanne, il a laissé ses habits civils chez nous, car il est ensuite parti avec son unité à Reims. Là il a été fait prisonnier par les Allemands. Il nous a écrit qu’il souhaitait récupérer ses habits civils et demandait que nous les lui envoyions. Mais c’était risqué d’adresser en Allemagne un paquet à un prisonnier français. Notre famille avait trop peur de partir au camp de Schirmeck. Puis, dans une lettre envoyée en 1943 d’Ingolstadt, René Nicolas nous a annoncé qu’il avait une permission de trois jours et, comme l’Alsace était devenue allemande, il pouvait venir à la ferme chercher ses habits. Il passa ces trois jours chez nous.
En partant, René Nicolas a dit qu’il serait heureux d’être le parrain du premier bébé qui naîtra d’une des trois sœurs de la ferme. C’est ma sœur Denise qui devint sa filleule et qui, en sa mémoire, porta en deuxième prénom : celui de Renée. L’oncle Nicolas venait parfois l’été en Alsace planter la tente dans notre verger au village avec sa femme Odette et leur fils René. Il était professeur d’histoire et numismate. Il était aussi un mycologue averti et nos promenades en forêt en sa compagnie nous faisaient découvrir des champignons auxquels nous n’aurions pas touchés et que René nous faisait goûter crus en en coupant des lamelles avec son canif.
René Nicolas a aussi abreuvé notre soif d’ailleurs et de voyage. Ma sœur et moi rêvions de sortir d’Alsace pour voir l’Océan et la France francophone. Adolescentes, nous lui écrivions pour lui dire combien nous aimerions voir Perros-Guirec où il avait une maison. Nous nourrissions l’espoir qu’il nous enverrait des billets de train. Dans sa lettre, il disait qu’il nous attendait. Il donnait les horaires des trains. Rien qu’en y pensant, je vois aujourd’hui encore comment il écrivait « Lannion » avec son écriture « patte de mouche ». Papa n’avait pas d’argent pour nous payer le train. Et René Nicolas n’était pas prêt à dépenser cette somme pour ma sœur et moi. Impossible donc de concrétiser cette idée.
Je me souviens que René raffolait des myrtilles des Vosges et qu’il souhaitait en faire pousser dans son jardin des Côtes-d’Armor. Nous lui avions alors envoyé des plants sauvages de la forêt, mais ces derniers refusèrent de prendre racine en terre bretonne.
En 1982, j’ai vu la maison de Perros-Guirec pour la première fois. J’ai eu une émotion à revoir Odette et René. Ils avaient plus de quatre-vingts ans. René se souvenait avec précision de son séjour à la ferme de Lochwiller. Il se rappelait de mon grand-père dont j’ai si peu de souvenirs, puisqu’il est mort alors que j’avais à peine un an. J’avais trente ans cet été-là. Mon fils avait un an et faisait ses premiers pas dans ce jardin tant rêvé de Perros-Guirec, qui paraissait banal comparé à la luxuriance que fomentait mon imagination de jeune fille.