C’est la guerre, Maman

Enfant, je fus marquée par le récit que tu faisais de la fièvre typhoïde qui frappa Lochwiller, ton village, en 1932. Tu avais alors douze ans. Beaucoup d’amis de ta classe en sont morts cette année-là. Toi, tu as lutté, dans une violente fièvre qui te fis délirer durant plus d’une semaine.

Au 10e jour, tu t’es assise dans son lit, l’air hébété, presque chauve, car la maladie avait fait tomber tes cheveux. Tu as dit au docteur Léon Schoepfer de Marmoutier qui était venu à ton chevet : Je veux une orange. Tu n’en avais jamais mangée mais tu disais que, dans ta fièvre, tu en avais rêvée et que tu devinais le bienfait de son acidité. Le docteur Schoepfer a dit qu’il fallait satisfaire ton envie. Le curé du village se proposa de se rendre à Saverne et de t’en ramener une. Lorsque l’orange arriva, tu l’arrachas des mains du curé et tu la mangeas avec la peau, rùmpf ùnn stùmpf, me disais-tu. Il n’en resta pas une trace.

 

Les soeurs Staebler de Lochwiller, adolescentes : à gauche, Thérèse (ma maman) née en 1920 . Au centre Élise (ma tante), née en 1923. A droite, Jeanne (ma marraine) née en 1926 © Archives Famille Morgenthaler

Ayant échappée à la mort, tu te passionnas pour la médecine, sans l’apprendre, mais en te référant à un livre précieux que tu t’achetas une fois adulte, das Krankenbuch, (tu le nommais ‘s Krànkebüech). Ce livre était ta référence dès que ma sœur ou moi étions malades. Tu le compulsais souvent, tu le lisais, le relisais, tu regardais les illustrations en noir et blanc, souvent effrayantes, et qui te rassuraient car elles étaient la preuve nous pouvions guérir de tout, des oreillons (vom Mùmps), comme de la scarlatine (von de Schàrlàch), de la coqueluche (vom blöeie Hüeschte), de la pneumonie (von de Lùngeentzìndùng), de la varicelle (von de Wàsserborble) et de la rougeole (von de Reetle). La science et les recherches médicales avaient fait de telles avancées que l’on tenait la panacée pour nous guérir de tout : tuberculose, choléra, peste.
Il n’y avait guère que le cancer (de Krabs), et encore, là aussi des progrès parvenaient à le vaincre de plus en plus.

Tu m’as élevée dans la joie des maladies vaincues, mais aussi dans la peur d’une guerre qui, forcément, reviendrait.

Tu avais 19 ans lorsqu’éclata la 2e guerre mondiale, alors que tes parents n’étaient pas encore remis de la première. Tu ne voulais certes pas être trouble-fête en évoquant si souvent cette menace, mais tu souhaitais surtout que je sois consciente du bonheur qu’apporte la paix. Et tu étais sûre qu’avec la folie humaine, la paix ne serait pas être éternelle.

J’ai grandi dans l’exubérance des années 50-60, en oubliant parfois que la guerre allait venir, mais tu n’oubliais pas de le rappeler à ma mémoire exaltée. « Dix ans que nous vivons sans guerre, 15 ans, vingt ans sans guerre », répétais-tu dans ton décompte.

Affaire de la Baie des Cochons

J’ai bien cru qu’en 1961 nous étions proches de la guerre. Tu suivais avec effroi par la radio le débarquement de « la Baie des Cochons », cette tentative d’invasion militaire de Cuba organisée par la CIA, qui mit le leader russe, Khroutchev, dans une telle colère qu’il ôta sa chaussure et en frappa le pupitre de l’ONU. Do kennt’s funke. Cela pourrait faire une étincelle, disais-tu. Tu sentais que le feu pouvait être mis aux poudres entre l’Amérique et la Russie et que nous, Alsaciens, serions pris en étau dans cette guerre. Elle n’eut pas lieu.

En 1966, je sentis la menace planer fortement : « 21 ans sans guerre », avais-tu insisté. Vingt et un ans, c’était le nombre d’années qui séparait le première et la seconde guerre mondiale. Alors là, cela devenait menaçant. Nous étions en sursis. Je savais parfaitement ce qui nous attendait car tu l’avais tant narré : la peur, les bruits d’avions, les replis dans les caves, les corps explosés, amputés, tes deux cousins de Reutenbourg morts à 18 et 20 ans sur le front russe, tous ces Alsaciens contraints de porter l’uniforme ennemi, envoyés en incorporation de force et qui ne sont pas revenus, le marché noir et tout le misérabilisme que la guerre éveille en l’Homme.

Mais aussi incroyable que cela paraisse, nous sommes restés en sursis : les années passèrent et nous restions en temps de paix. De Frìde düert nìt ewig ùn bàll wurd’s knelle, disais-tu. La paix n’est pas éternelle et bientôt cela pètera.

Tu es morte en 1996, cinquante et un ans après la fin de la 2e guerre mondiale guerre. Plus d’un demi-siècle sans l’effroi d’un conflit. Tu m’avais souvent rappelé que Nostradamus avait prévu une 3e guerre mondiale et qu’elle serait sans doute religieuse. Lorsque le monde fut emporté dans la violence du terrorisme djihadiste, tes propos refaisaient surface à ma mémoire. N’étions-nous pas proche de la prédiction de l’astrologue des Bouches-du-Rhône ?

Ne marchions-nous pas sur la tête ?

Mes radars ont fini par s’endormir. Écoutilles fermées, j’ai ainsi navigué sur ces années de paix, narines au vent, alors que le climat se réchauffait, que les avions low-cost sillonnaient le ciel, multipliant les vols à prix bradés pour satisfaire les besoins voyageurs devenus exponentiels, pour faire du bénéfice. Amazon et autres géantes du web devenaient nos mères nourricières : elles étaient parfois sans foi ni loi certes, les employés le savaient comme le savaient les gouvernements qui pourtant les accueillaient à bras ouverts.

La planète entière tournait au rythme du profit, même la Chine et la Russie, totalement revenues du communisme. Tout tournait autour du rendement, et tout tournait à l’envers, sans que nous en rendions compte, contraints que nous étions à nous adapter aux lois du numérique, et du vide à meubler à tout prix en menant trois actions en même temps.

La rentabilité était le maître-mot. Les gros étouffaient les petits. Il fallait que la rentabilité gicle à tous étages, en toutes langues, peu importe les entreprises fermées, délocalisées, l’artisanat écoeuré et détruit, la masse de chômeurs qui s’amplifiait, les colères aiguisées par les injustices sociales, les cultures régionales nivelées par le redécoupage territorial et par le rouleau compresseur de la mondialisation. Ne marchions-nous pas sur la tête ?

Si je te disais Maman que, en ton absence, l’Alsace fut même rayée de la carte et intégrée dans une région qui va du Rhin aux portes de Paris, de tristesse ton cœur s’arrêterait de battre. Cette insulte à notre région fut assénée en 2016. Heureusement que tu n’eus pas à le vivre.

Ce printemps qui explose de fleurs et d’une luminosité exceptionnelle

L’ennemi vint, Maman, en ce printemps 2020, qui explose de fleurs et d’une luminosité exceptionnelle.

Et personne ne l’a vu venir. Tu ne l’aurais jamais imaginé tant il est vicieux, pervers, sans armes mais qui détient toutes les armes, car il est invisible et silencieux. C’est de la science-fiction. Je devine tes yeux qui s’écarquillent : un ennemi qui ne se voit pas ? Oui, il se tapit dans l’ombre. Que dis-je ? Pas seulement dans l’ombre, mais partout : sur l’épiderme de nos adorés, sur les peaux douces d’enfants, sur le cuir tanné des anciens, sur le métal, le papier, le plastique, tout en restant invisible. Il se tapit en nos bouches, en nos souffles et, sans le savoir, en parlant à l’autre, en le touchant, en l’embrassant, on lui refile l’ennemi qui peut le tuer.

Nous sommes en guerre, Maman, contre un minus qui sait faire un maximum. Et il n’est pas inscrit dans ton manuel médical où pourtant toutes les maladies me semblaient répertoriées.

Le monde a dessillé ses yeux au lendemain du constat cauchemardesque : il était donc possible qu’une maladie nous décime ? Comme au Moyen-Age, du temps de la peste ? Alors que la science et la technologie savent tout maîtriser ?

Cet ennemi-là, Maman, l’Homme ne sait pas encore le guérir. C’est un ennemi non identifié qui touche notamment les poumons et qui tue par étouffement.

Je devine la question qui te taraude. Cet ennemi a t’il déjà tué 40 000 Alsaciens-Mosellans comme le fit l’incorporation de force ? Non, mais l’Alsace, avec l’épicentre situé à Mulhouse, est rudement touchée. L’hôpital Alfred Muller n’a plus de place pour accueillir les victimes. Et le personnel, déjà à bout après des années de coupes drastiques de budget, est au bord du burn-out. Le nombre de morts augmente chaque jour. Le décompte mortifère est relayé à longueur de journée par les médias.

Puisque l’ennemi est là, et partout, il faut bien le regarder dans les yeux, même s’il est invisible. Il faut surtout en « temps de guerre » prendre des mesures de guerre. Il faut de suite se protéger. En mettant un masque, comme sur ces images d’Asie qui circulent depuis janvier ? Un masque ? Non, nous a dit le pouvoir. Ce n’est pas la bonne méthode. Le masque, c’est bon pour les autres. Pourquoi pas nous ? J’ai d’abord pensé que d’être issus de la patrie des droits de l’homme nous rendait invincibles, comme si nous étions Blek le Roc ou nés de la cuisse de Jupiter.

Il faut bien de la transparence pour accorder sa confiance

S’il est une attitude qui m’incommode, c’est l’absence de franchise. Que de jours perdus à tourner autour du pot pour cacher l’innommable : à savoir qu’il n’y pas de masques. La pénurie, alliée à la lenteur de décision, a crée un cafouillage digne d’un feuilleton peu exaltant. Faute avouée aurait été à moitié pardonnée. Nous aurions compris si on nous avait par exemple dit : nous menons une guerre (le président l’a martelé sept fois durant son discours) mais nous n’avons pas de masques, alors concentrons nos efforts, réunissons tous les masques trouvables pour en équiper nos soignants, qui se démènent comme de pauvres diables, pour faire face coute que coute à la pandémie. La transparence est ce que l’humain attend le plus de ceux qui les dirigent. Il faut bien de la transparence pour accorder sa confiance. C’est cela que tu m’as enseignée, non ?

Il y a trois mois à peine, le même personnel soignant qui implorait à corps et à cris plus un budget décent pour sauver les services hospitaliers, descendit dans la rue et fut réprimé par les gaz lacrymogènes. Aujourd’hui, quatre mois plus tard, ce personnel épuisé, doté d’une vaillance qui force l’admiration, est acclamé aux fenêtres et balcons à 20 heures. Les applaudissements donnent certes chaud au cœur et sont mille fois mérités mais, vu les circonstances, ils sont aussi perçus par certains comme du cynisme. « Nous ne sommes pas des héros, nous ne voulons pas être applaudis, nous voulons être respectés et avoir les moyens de faire notre travail », a répété à l’envi une partie du personnel hospitalier.

Pour faire stopper la pandémie, nous sommes confinés, enfermés en nos appartements, nos maisons, alors que le printemps transforme les arbres en bouquets de mariés. Tu ne pourrais plus t’approcher de ceux que tu aimes. Tu devrais éviter tes enfants, tes petits-enfants et tes arrières-petits- enfants (que tu ne connais pa mais que tu adorerais). Tu devrais les fuir car ils sont tous susceptibles de te contaminer

La solution est donc de nous confiner. Toi qui passais ta vie à travailler au jardin et dans les champs, tu serais rudement malheureuse, tout comme tes sœurs Élise et Jeanne. Vous étiez filles de la terre et l’êtes restées jusqu’au bout, sauf, Jeanne, ma marraine dont le cœur ne voulait pas lâcher prise et qui dût végéter dans un de ces Ehpad où le virus fait tomber les résidents comme des mouches. Pour une fois, je trouve une consolation à votre départ, mes bien-aimées.

Je t’entends poser la question évidente : ne pourrions-nous en avoir le cœur net et vérifier qui a le pouvoir de tuer et qui ne l’a pas, en faisant un test de dépistage ? « Le test ce n’est pas la solution, il ne sert à rien » , nous a t’on dit. Ah bon ? Tu as sans doute compris, Maman, que c’est pour cacher une pénurie de tests que l’on nous sert ces arguments. L’orgueil du coq gaulois prendrait un coup s’il appliquait la transparence. Car il n’est pas possible que le pays qui « a le meilleur système de santé au monde » reconnaisse qu’il ne dispose ni de masques, ni de tests de dépistage pour ses citoyens.

En Asie et en Allemagne, les tests sont pourtant pratiqués par milliers sur des personnes qui ont des doutes.

Jà kànnsch kenni ìm Dittschlànd kauife ? Tu ne peux pas acheter de tests en Allemagne ?

Mais, Maman, c’est qu’on n’a pas le droit de sortir et on n’a plus le droit de passer les frontières.

Et les accords de Schengen ? dirais-tu. Euh, là, il faut que je t’explique que chaque pays éuropéen a opté pour le repli nationaliste en fermant les frontières. (C’est bien connu que les frontières ont un pouvoir extraordinaire, même celui d’arrêter, au-dessus de Kehl, le nuage atomique de Tchernobyl, comme le pouvoir d’alors, en 1986, a voulu nous le faire gober).

Le petit virus a fait son maximum pour faire exploser à nos gueules l’inhumanité du monde. Dans les dernières années, nous avons fait comme si tout était dans les normes, alors que tout ce qui touchait l’humain était devenu hors normes. Que représente l’humain face à la course au rendement ? Peu, si peu. Maman, tu sais bien que si l’on ne suit pas la machine niveleuse, elle finit par te broyer. Il faut donc composer avec elle. Faudrait-il devenir alternaliste, vivre en autarcie, comme tu le faisais avec les produits que tu récoltais de ta terre.

Embarqués dans la même galère, nous devons ramer en chœur. Il faut rester soudés, je l’accorde, et accorder de l’indulgence car il n’est pas aisé de gérer un pays en temps de crise. Et faire face à une telle crise sanitaire, est un travail de tous les instants. C’est un crève-cœur. Les humains meurent sans qu’un proche ait le droit de les approcher. Ils sont enterrés ou incinérés à la sauvette. A New York, on procède même par des fosses communes.

En temps de guerre, on se sert les coudes, et la nation a prouvé qu’elle était capable de mobilisation, de civisme, de solidarité, de bienveillance. Des femmes cousent des masques, des chefs cuisinent gratuitement pour les services hospitaliers : tu te réjouirais de voir la belle face de l’humain.

Que représente l’humain face à la course au rendement ?

Le virus rendrait donc l’humanité meilleure ? Pas tant que ça, tu t’en doutes bien : les petites frappes, les délinquants, freinés momentanément dans leurs agissements, sont néanmoins prompts à agir pour voler les masques, les revendre au marché noir, fracturer les pare-brise et s’emparer de caducées, escroquer le milieu soignant en encaissant l’argent du matériel urgent qui ne sera jamais livré, bref se montrer minables et aussi petits que le virus.

Les états de guerre révèlent que la petitesse ne bat pas en retraite : la délation reprend du galon, les hackers profitent de la faiblesse des sites internet provoqués par le télétravail pour les démolir ou s’enrichir. Et des lettres anonymes menaçantes sont adressées aux infirmières qui pourraient contaminer le voisinage.

Pendant ce temps, sur les tarmacs chinois, les masques commandés par l’État français sont interceptés par les Américains qui les paient cash. A l’aéroport de Mulhouse, la livraison de masques commandés par la région lui passe sous le nez car réquisitionnée par l’Etat. Etcetera.

Le monde sortira meilleur de cette pandémie, me dis-je. Pour me consoler ? Il m’est avis que tout un chacun devra modifier son comportement. Et que les pouvoirs dirigeants devront à l’évicence modifier le leur. Lorsqu’un politique dira, les yeux dans les yeux, qu’il « pratique la transparence », il devra l’appliquer et le prouver.

Je rêve d’une prise de conscience. Je rêve. Madame rêve, chante Bashung. Oui, elle rêve.

Dans un de mes rêves, tu es venue. Toi qui n’a jamais posé les pieds en « Vieille France », toi qui disais que tu n’étais ni Française, ni Allemande mais Alsacienne, tu me répétas cette phrase qui, en peu de mots, scanne la situation :

D’ Pariser sàttle friehj ùn ritte spoot
Les Parisiens sellent tôt le cheval mais le montent tard.

En ajoutant toutefois, cette réserve :

Wenn ‘s ùm ‘s Ropfe geht, kenne sie e Àffezàhn drùff màche.
Lorsqu’il s’agit de ponctionner, ils peuvent mettre la vitesse turbo.

Cette crise est mondiale, et pour la résoudre, il ne s’agit plus de vouloir la régler au niveau d’un pays ou d’un continent. C’est au niveau planétaire qu’il faudrait s’entendre.

S’entendre au niveau mondial ? Cela signifierait que Trump, Poutine et Xi Jinping taisent leur égo et cessent de dire que le virus est la faute de l’autre ? Ce n’est déjà pas simple de mettre à niveau l’égo entre deux départements.

Nie ùffgann, ne jamais abandonner, dirais-tu.
Nie d’Hoffnung ùffgann, ne jamais perdre l’espérance.

Certes, mais ce virus nous met devant une satanée problématique : il ne devait d’abord tuer que les personnes âgées. Il s’en prit aussi aux jeunes. Chez certains, il passe avec un rhume et un enrouement, chez d’autres il ratiboise les poumons.

Les questions se bousculent en nous, même si nous voulons les bâillonner.

Trouvera t’on un vaccin ? Et quand ? Le virus ne mutera t’il pas ? Une personne infectée ne peut-elle pas être réinfectée ? Qui sait si un nouveau virus ne viendra pas nous harponner ?
Les meilleurs chercheurs du monde entier se penchent sur ce virus.
Quand et comment sera t’il maîtrisé ?
Personne, pour l’instant, ne peut répondre à ces deux interrogations essentielles.
Le virus nous a rabattu le caquet.
Il nous a aussi enseigné l’humilité et l’humanité. En cela tout n’est pas perdu.

Il a installé le doute en nous. Cela ne peut pas nous nuire.

Simone Morgenthaler

print