Mes années « speakerine »

J’ai exercé pendant trois ans le métier de speakerine, dont on n’imagine pas la difficulté.

Cela remonte à bien longtemps, aux années 80.

Lorsque Gérard Heinz, pasteur et directeur de la maison d’édition strasbourgeoise Oberlin, fut nommé directeur des programmes à France 3 Alsace  (encore nommée FR 3 Alsace en ce temps-là), en 1981, il me dit son intention de redorer le blason de ce métier souvent décrié. Il voulait qu’une alternance heureuse s’installe entre la langue française et l’alsacienne, ce qui fut une nouveauté : la speakerine allait aussi pouvoir s’exprimer dans la langue régionale. Et les interventions étaient si nombreuses, parfois longues parfois courtes, souvent sur la corde raide, qu’elles m’ont aguerrie aux adversités du direct ou des enregistrements.

Cette photo comme la suivante, est l’une parmi de nombreuses envoyées par Monsieur Wira, un téléspectateur du village sundgauvien, Bisel.

A son arrivée au pouvoir en mai 1981, François Mitterrand voulait accorder plus de pouvoir à la télévision régionale. Serge Moati, directeur des programmes de France 3 au niveau national, mit en place un temps de diffusion augmenté. Aussi y eut-il en cette période bénie, trois heures de décrochages par jour : de 17 h à 20 h ! Impossible d’imaginer cela aujourd’hui où les diffusions régionales, toujours définies par Paris, se réduisent à peau de chagrin.

Dans cette longue plage de 3 heures étaient diffusées des émissions régionales mais aussi des émissions interrégionales diffusées depuis Paris. Ces émissions, tout comme les décrochages et les raccrochages, démarraient dans un temps précis, à la seconde. Le rôle de la speakerine était de remplir ces temps, qui oscillaient entre 8 secondes et allaient parfois jusqu’à 4 minutes par intervention! Il fallait « parler à la seconde », par exemple 17 secondes, ou 1 minute et 12 secondes, ou 3 minutes et 29 secondes etc, c’était selon les impératifs de Strasbourg et de Paris, et cela quotidiennement sur des périodes de trois heures.

Ce fut une rude école. J’ai vraiment appris à parler à la seconde à ce moment-là. Il importait de sourire à la caméra, de dire un texte sensé, tout en ayant le chrono à l’œil mais sans le regarder sinon on ne regardait plus la caméra. Et toujours en direct ! Que de poussées d’adrénaline !

Rompue à cet exercice, il me semblait que j’étais rodée pour affronter les situations télévisuelles les plus angoissantes, sans laisser paraître la déroute intérieure, sans craquer nerveusement.

Ce travail de speakerine en région était rendu plus difficile par cette obligation de finir la phrase à la seconde précise où l’émission démarrait automatiquement sans qu’il soit possible retarder son départ.

Pour les speakerines travaillant à Paris, le travail était simplifié,  dans la mesure où l’émission qu’elles annonçaient démarrait au moment où elles avaient fini de dire leur texte et que leur sourire était comme un clap de fin pour qu’enchaîne la suite du programme.

J’ai eu l’occasion un jour d’en parler avec Evelyne Leclercq qui exerçait ce métier sur TF1. Elle reconnaissait la dureté de ce métier et se bagarrait dans les années 80 pour le faire valoriser.

Les courriers reçus en ce temps-là étaient tous de la même teneur et ne portaient que sur l’apparence physique :  telle coiffure vous va mieux, telle couleur de vêtement ne vous va pas. Dans leurs courriers, les téléspectateurs me demandaient aussi de dire à tel présentateur ou telle présentatrice que la coiffure était malvenue ou que le nœud de cravate clochait.  Je me gardais bien sûr de transmettre ces messages, trop heureuse de vivre en harmonie avec mes collègues.

Certains téléspectateurs s’amusaient à photographier leur téléviseur lors de mes interventions (ici en 1981). Puis ils m’envoyaient le fruit de leurs expérimentations. Ainsi, les photos qui illustrent ce texte sont des Polaroïds envoyés par des téléspectateurs qui aimaient photographier l’écran au moment de mes interventions. C’était de leur part une intention chou et très bienveillante.

Certains téléspectateurs s’amusaient à photographier leur téléviseur lors de mes interventions (ici en 1981). Puis ils m’envoyaient le fruit de leurs expérimentations©

Les premiers temps, j’ai assumé seule ce rôle de speakerine mais il fallut vite trouver du renfort, notamment lorsque j’attendis mon premier enfant. Avec Andrée Droll et Murielle Kugelmann, nous nous sommes relayées en travaillant par alternance et dans un esprit réellement amical.

J’ai senti les limites de ce rôle. J’eus envie de revenir à un travail rappelant mes aptitudes journalistiques. Dans ma tête, je fomentais une série sur des Alsaciens passionnés et allumés qui s’appellerait « Numerodaffet » (ce terme qui signifie «numéro taffetas» désigne un tissu de qualité et, plus largement, des personnes allumées et  « du tonnerre »). Mon intuition fut positive. En 1986, les speakerines avaient totalement disparu de la grille.

Je n’imaginais pas, dans les années 80 ,combien ces trois années comme speakerine marquerait le jeune public : la dernière intervention quotidienne à l’antenne de la journée se situait toujours peu avant 20 heures et me faisait apporter « Lucky Luke», «L’inspecteur Gadget» ou d’autres séries plébiscités par les enfants.

Souvent lorsque je croise ces «enfants» devenus quadragénaires, ils me remercient d’avoir été cette fée qui leur apportait ce bonheur avant d’aller au lit.

Et je suis touchée par cette affection dont je n’imaginais pas l’effet boomerang tant d’années après.

Plus de précisions sur l’univers de la radio et de la télé sont à lire dans mon livre « Ces années-là… mes souvenirs radio-télé » La Nuée Bleue, 2004)

Les émissions sont conservées par l’INA

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