L’Auberge de l’Ill, une belle saga

L’année 2017 reste marquée du sceau de l’excellence pour L’Auberge de l’Ill à Illhaeusern. Cela fait 50 ans qu’elle maintient le plus haut niveau de trois macarons Michelin. Quelle prouesse ! Pour une année dotée d’un tel millésime, elle s’est lancée le défi de transformer ses salles de restaurant en un temps record de 5 semaines. C’est Patrick Jouin qui a signé la décoration comme il l’avait déjà fait il y a dix ans lors des précédents travaux, avec des surprises de taille annoncées, notamment une marqueterie géante qui sera enregistrée au livre Guiness des Records avec ses sept mètres de long et ses trois mètres de haut. Elle représente un paysage du ried réalisée par le marqueteur Meilleur ouvrier de France Michel Wagner, d’Illkirch-Graffenstaden et l’ébénisterie Fabar de Barr.

Découvrez la saga de cette famille et de ce lieu d’exception depuis sa création il y a…135 ans.

Il était une fois l’ Auberge

Si Frédéric Haeberlin revenait, il se frotterait les yeux. Le grand-père de Jean-Pierre et de Paul, arrière-grand-père de Marc, ne reconnaîtrait plus la petite guinguette qu’il acheta en 1882 et où se presse depuis les années 50 le gotha du monde entier. Elle s’appelait alors « l’Arbre vert » en raison du grand sapin qui la jouxtait. Sa femme et lui, modestement -mais déjà avec amour- y proposaient du gibier en période de chasse et des plats à base de poissons d’eau douce pêchés dans l’ Ill.

L’artiste et esthète Jean-Pierre Haeberlin a su, dès les années 50, domestiquer les rives de l’Ill, affluent du Rhin, qui longe le restaurant, en leur laissant la part sauvage qui fait leur charme.

Leur fils, également prénommé Frédéric, fit de même avec son épouse, Marthe Oberlin, originaire du village voisin de Jebsheim. La sœur de Frédéric, l’énergique Tante Henriette, prit alors les rênes de la cuisine, tandis que Marthe, sa douce belle-sœur (la maman de Jean-Pierre et Paul), se spécialisa dans les desserts. Le restaurant acquit une réputation grandissante.

La guerre brisa les rêves : le restaurant ne fut plus qu’un amas de décombres lorsque les troupes françaises firent exploser le pont de l’ Ill en 1940 pour empêcher l’avancée de l’armée allemande. Après la guerre, en 1945, une baraque en bois fut construite. C’est un abri de fortune pour permettre à nouveau la restauration en attendant la reconstruction. Pendant 5 ans la famille Haeberlin œuvre dans ces locaux provisoires.

Paul à l’évidence aimait la cuisine. Il passait son temps à seconder sa maman et Tante Henriette lorsque les pêcheurs déversaient leurs poissons pêchés de frais, à nettoyer et à transformer en matelotes au vin blanc et en brochets à la crème. Il démarra son apprentissage à 14 ans en 1943 au restaurant « la Pépinière » à Ribeauvillé auprès d’Edouard Weber, ancien cuisinier à la cour des Romanov à Saint Petersbourg. Il vouait une admiration et un respect infinis à son maître qui reconnaissait en lui son fils spirituel : il lui offrit tous ses cahiers de recettes rédigées à la main.

Jean-Pierre, porté par la fibre artistique, suivit les cours de l’Ecole des Arts Décoratifs de Strasbourg de 1947 à 1949. En 1949, les deux frères reviennent à Illhaeusern. Le restaurant est reconstruit et remplace la « baraque » provisoire. Ils le baptisent « Auberge de l’Ill », l’ouvrent en 1950 et sont très vite submergés par le succès. Le guide rouge Michelin leur décerne la première étoile en 1952. C’est la panique. Ils n’ont pas assez de personnel mais trouvent sans peine des serveuses dans le village. La deuxième étoile vient en 1957. La troisième les consacre en 1967.

L’Auberge reste au zénith, avec Paul œuvrant avec discrétion et humilité en cuisine, tandis que Jean-Pierre dispense avec volubilité son enthousiasme en salle. Le duo œuvre à merveille aidé par Marie, la femme de Paul, épousée en 1953, qui représente l’âme de la maison.

Une équipe de 45 personnes sur la même longueur d’onde. Tout ce qui ont travaillé à l’Auberge et essaimé en France et dans le monde sont unanimes : l’atmosphère ici est respectueuse et aimable, dans l’esprit de ce que Marie Haeberlin, pilier des lieux, insuffle depuis les années 50, suivie par ses enfants Danielle et Marc.

Et Marc ? Il arrive en 1954, né de Marie et Paul. Il grandit avec les fondements essentiels que donnent l’amour des siens et le contact de la terre. Enfant, il aimait construire des cabanes dans les arbres le long de l’Ill. Il rêvait de devenir agriculteur, comme ses grands-parents maternels de Wihr-en-Plaine où il passait ses dimanches. Mais il suit les traces de son père, naturellement, sans que celui-ci le pousse vers cette voie.

Après l’école hôtelière de Strasbourg, il a fait ses classes chez les Frères Troisgros à Roanne, chez Helmut Gietz à l’ Hôtel Erbprinz à Ettlingen, chez Lasserre et chez Lenôtre à Paris. Il passe aussi chez Paul Bocuse en 1974. Une belle amitié fleurissait déjà entre le chef charismatique de Collonges-au-Mont-d’Or et la famille Haeberlin. Elle fut scellée par un jumelage mémorable entre leurs deux communes en 1967. Bocuse est un grand professionnel doté d’un cœur en or et d’un sens inouï de la communication, dit Marc. Il m’a appris la rigueur dans le travail et l’amour des produits. Nous partions tôt en camionnette pour nous rendre aux halles de Lyon. Je n’avais jamais vu un si beau marché, avec une telle qualité de produits.

Marc revint auprès de son père en 1976. Entre les deux, aucune rivalité, aucune ombre. Mais une complicité forte, touchante. Paul était un chef qui ne donnait pas d’ordres. Marc prit vite son envol, insuffla sa modernité dans le classicisme raffiné de son père. Devenu grand chef à son tour, il a mintenu la cuisine à son fulgurant niveau, en lui imposant avec fluidité son style. C’est à lui que revint la tâche la plus dure, disaient ses aînés, Jean-Pierre et Paul, ajoutant que l’amour de sa femme Isabelle, fut pour lui un épanouissement propice à la créativité. Isabelle Haeberlin apporte grâce et amour en ce lieu, même si elle n’y travaille pas : d’abord enseignante en milieux défavorisés, elle a crée à Mulhouse avec l’association EPICES une école de cuisine avec laquelle elle initie des partages entre générations et communautés autour de la cuisine réalisée et dégustée ensemble. Pour cette entreprise originale et généreuse, elle a obtenu le prix Solidarité Version Femina.

 

Marc a travaillé aux côtés de son père et de son oncle jusqu’à leur décès. C’était dans son ordre des choses. Il ne voulait pas se passer de leur aura. Et il est reconnaissant à la vie qui chaque jour garde intacte sa passion pour son métier. Je n’ai aucune exclusive, j’aime tout cuisiner et tout manger, dit-il. Il avoue toutefois une préférence pour la pomme de terre. Elle rustique et raffinée. J’aime la travailler car elle ne déçoit jamais, que ce soit avec oignon, poireau, caviar ou truffe.

Son registre préféré ? C’est précisément de jouer toujours sur divers registres, en mariant la rusticité et la noblesse, sans étouffer aucun goût. Au palais chaque saveur doit se reconnaître. Je déteste devoir deviner ce que je mange, précise t’il.

Sa fille Laetitia n’a pas suivi la voie de la cuisine mais celle de la salle et de l’accueil, comme Jean-Pierre, son grand oncle : elle a travaillé dans les grands restaurants, à Gstaad au Grand Chalet, à Biarritz à l’ Hôtel du Palais, à Tahiti au Beach Comber, à San Francisco à la Fleur de Lys comme au restaurant Jouni à Nice, avant de revenir à l’Auberge à l’accueil .

Il y a toujours une cigogne qui arpente les jardins de l’Auberge : ici celle prénommée Hansel qui mangeait dans la main de Jean-Pierre Haeberlin.

Danielle, la sœur de Marc, est restée à Illhaeusern auprès des siens, dans cette Auberge aimée qui emploie 45 personnes et reçoit chaque jour 180 convives. Elle dirige les lieux et dispense sa gentillesse et son sourire lénifiant, tandis que son mari Marco Baumann dirige l’Hôtel des Berges construit dans le prolongement des jardins de l’Auberge. Leur fils, Edouard Baumann, est le responsable marketing et commercial de la maison. L’Auberge produira désormais ses fruits et légumes bio. Ces jardins se prolongeront sur deux hectares derrière l’Hôtel des Berges.

Paul a disparu en 2008, Jean-Pierre en 2014. Marie, l’épouse de Paul, reste toujours l’âme et le pilier de la maison. Et il y a avec Laetitia -la fille de Marc-, et Salomé et Edouard, -les enfants de Danielle et Marco Baumann- la jeune génération qui oeuvre pour l’excellence de la maison. Katrin, l’épouse d’Edouard Baumann, est réceptionniste à l’Hôtel des Berges, tout comme Simon Lewandowski, le mari de Salomé, qui elle est chargée de la communication dans l’entreprise.

Tant qu’il y aura l’Auberge, l’Alsace peut cheminer tranquillement. C’est ici, sur ces rives sereines, que l’Alsace sent battre le cœur de l’excellence, d’une esthétique sans faille et d’une magie sans cesse renouvelée.

 

Les autres restaurants de la famille Haeberlin

Brasserie des Haras (Strasbourg)

L’Auberge de l’Ill à Nagoya (Japon)

L’Auberge de l’Ill Tokyo (Japon)

La brasserie du Royal à Lausanne (Suisse)

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