Fleur de lotus du Cambodge

J’ai voyagé sur le Mékong en partant de Saïgon pour me rendre au Cambodge. C’est là que j’ai pris la photo de cette adolescente. Je venais de faire, à Kampong Tralach, sous un soleil de plomb, une promenade en chars à boeufs. Ils étaient attelés à l’ancienne et cela me ramenait en pensée en Alsace, à la ferme de Tante Elise qui était experte pour équiper les boeufs, pour leur poser le joug sur la tête, dont le mot alsacien ‘s Joch danse dans ma tête. Ici, au Cambodge, le paysan, équipé d’une baguette de bambou, effleurait la croupe de ses bovidés à un rythme régulier, proche d’un automatisme ou d’un rituel.

Je suis arrivée en char à boeufs, par une petite route, au milieu d’un magnifique paysage de rizière au village de la pagode Wat Kampong Tralach Leu. Cette pagode date du début du siècle dernier. Elle conserve de magnifiques peintures murales qui commencent à souffrir des assauts du temps. Cette modeste pagode, peu visitée, est totalement perdue au milieu des rizières :son isolement la rend encore plus attrayante.
A côté d’elle se trouve une autre pagode que les khmers rouges avaient transformé en grenier à sel, ce qui a abimé les fresques très anciennes.

Cette adolescente s’est approchée de moi. Elle parlait un peu l’anglais. Elle m’a offert cette fleur de lotus qu’elle venait de cueillir, qu’elle avait joliment tressée. Elle m’a offert ensuite un bouquet de 4 fleurs ainsi pliées qu’elle a piquées dans une grande feuille de lotus. L’ensemble était du plus bel effet.

J’aurais aimé lui faire plaisir. Mais que lui offrir ? Un rouge à lèvres peut-être ? Elle m’a dit qu’elle était trop jeune pour s’en servir. Elle a préféré un sandwich. Lorsque j’ai quitté le village, elle a suivi le char à boeufs en marchant à coté de moi, me disant qu’elle voulait devenir professeur de design, ce qui sonnait si étrange dans cette campagne reculée. Elle disait qu’elle avait deux frères et trois soeurs.

Je n’ai cessé, au cours de ce voyage, d’être bouleversée par les massacres de masse et la catastrophe humanitaire qu’a connu ce petit pays, par les deux millions de morts sous le régime des Khmers rouges de Pol Pot. C’était à partir de 1975. Les villes étaient vidées de leurs habitants,envoyés en rééducation dans les campagnes. Les intellectuels étaient systématiquement traqués et tués.

Quarante ans plus tard, le pays s’est relevé : aujourd’hui les survivants cohabitent avec ceux qui furent leurs tortionnaires. Un malmené rescapé sait que tel voisin fut Khmer rouge et qu’il a tué les siens. Les survivants cohabitent avec ceux qui furent les monstres. Un tel chemin à parcourir me paraît tellement impensable : comment surmonter une telle douleur ?

Cette adolescente a pu naître grâce à la survie de ses parents : furent-ils tortionnaires ou rescapés du génocide ? Au Cambodge, ce questionnement reste toujours à la frise de la mémoire.

Ce voyage sur le Mékong me permit de comprendre que la survie du Cambodge a pu s’opérer grâce à la religion. Le bouddhisme permet plus aisément d’accéder au pardon, il permet de l’accorder.

Le pardon, c’est l’acte ultime, sans doute le plus beau, qui arrive comme un cadeau après la traversée de déserts de douleurs. C’est l’acte qui nous dit, parfois au pris d’entrailles nouées puis dénouées, que nous avons grandi.

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